En dates

Retour en grâce de l'enfant terrible avec le triple album « Varsovie, L'Alhambra, Paris ». Faussement paisible, les 29 chansons marquent une rupture avec le rock et atteignent une puissance rare. Au cours de ce vol libre, on suit Saez les yeux fermés.

Il y a sur son visage quelque chose de ténébreux, parfois même de douloureux, comme une lueur de tendresse désespérée. Un éternel insatisfait, parce que trop pur sans doute, trop utopiste, sous des dehors de rebelle incontrôlable, de garçon sauvage et révolté. Au bout de quelques minutes d'entretien, on se surprend à découvrir un autre homme, à la fois rieur et décontracté, expressif et bavard. Et on ne peut s'empêcher de lui en faire la remarque. Il rétorque : « Peut-être parce que je n'ai jamais été aussi fort et aussi sûr de certaines choses. »

Noir de chez noir

Sur scène ou en interview, Damien Saez est affolant de cohésion et de présence. « Je sais que j'ai un rapport sincère avec les gens, je sais aussi où je vais. Je ne me suis jamais fourvoyé. Je me suis battu pour acquérir une liberté et je commence à en récolter les fruits. »Cela se traduit notamment par une entrée fracassante à la 3ème place des ventes d'albums, derrière Madonna et Francis Cabrel, et par une ruée sur les billets de ses deux concerts au théâtre des Bouffes du Nord (25 et 26 juin, liquidés en moins de deux heures. « J'ai toujours fait de la musique pour moi, c'est ma quête personnelle. Je pense qu'être égoïste dans mon travail fait que les gens se retrouvent dedans. » Comme à Lille où à chaque passage, il fait un tabac. Il n'est d'ailleurs pas près d'oublier son spectacle à l'Aéronef (2002). Au moment de jouer pour la première fois en concert le titre Menacés mais libres, un silence de cathédrale dans la salle, puis un ensemble de poings levés. « Je ne me souviens pas tout le temps de l'euphorie de mes concerts. En général, on est content, ça nous touche un peu le zizi, et ça fait du bien dans la mégalomanie. Eux me renvoyaient quelque chose que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais vécu. C'était comme un baptême. » Porte-parole pour les uns, tête à claques pour les autres, petit génie pour certains - dont on fait partie - Damien Saez n'est plus à l'âge des caprices, des convoitises ou des provocations gratuites. Que penser de ce triple album, riche de vingt-neuf chansons ? Sublime, indéniablement sublime, personnel, mais noir de chez noir, sans presque la moindre lueur d'espoir, tel un monolithe tombal arrosé au bourdon. « C'est vrai, je ne suis pas dans la légèreté, mais je l'aime bien chez d'autres. » Une collection de romances sombres, traversées de fulgurances (Putains vous m'aurez plus, Le cavalier sans tête, Alice), de constats amers (On n'a pas la thune) et de beautés touchantes (On s'endort sur des braises, S'en aller, Chanson pour mon enterrement). « C'est du ressenti. Ce que je fais, c'est être poète. Cela sonne pompeux, comme mot, mais pourtant c'est dans ce créneau-là que je m'inscris. »

Damien Saez n'a jamais aussi bien chanté. Voix sexuelle et plaintive. Qui signifie, appuie, terrorise les sentiments sans jamais céder à l'exercice de style. Textes denses, troublés et troublants. Ceux-ci giclent moins que ses précédents slogans pénétrants (Jeune et con, Fils de France, Je veux qu'on baise sur ma tombe), mais touchent au cœur comme rarement. La langue française, Saez la modèle selon ses propres règles, passant de l'âpreté à la docilité, du silence à la rage. Une vraie flamme propulse ses chansons aux arrangements épurés et minimalistes. Une flamme soufflée par una vis de tempête. Parce que c'est d'un amour perdu qu'est né ce triptyque Varsovie, L'Alhambra, Paris. « C'est elle dans mes yeux et il y a ce cheminement dans lequel à un moment donné on ne se retrouve qu'avec soi-même ». Les femmes l'ont fait souffrir, elles en prennent donc pour leur grade. « Je leur rends bien », glisse-t-il, d'un air chafouin. Et poursuit : « On met trop de fantasmes dans leur nature. Ce n'est pas le même chemin de vie que les hommes, elles sont plus dures et plus fortes que nous. »

Il déserte les télés

Chanteur du désenchantement, Saez a une certaine accoutumance au mal-être. Il y avait dit il y a quelque temps : « De toute façon je ne suis pas heureux. C'est malheureux mais je n'y arrive pas ». Ce qui ne signifie pas qu'il est suicidaire. « Je n'y ai jamais pensé ». Seulement, il a une philosophie qui lui est propre. Celle de vomir cette société qui n'en finit plus de partir en vrille. «C'est fatiguant de voir un peuple qui a le cul entre deux chaises. Il vote pour un mec et du capitalisme, et un an après il ne l'aime plus. Les politiques, ce sont des pantins. Ils ne peuvent rien faire face à l'économie, tout se situe à la bourse. Le reste, c'est du blabla pour amuser les foules. Et puis les médias, c'est du très, très grave. » Comprendre aussi qu'avec son single Jeunesse lève-toi, il réclame un nouveau sursaut. « Le conservatisme ambiant, ce n'est pas possible. Ce n'est pas sain pour une société de revenir en arrière. » Damien Saez est la race de ceux qui pour mieux se montrer se cachent. Il déserte les télés, donne des interviews au compte-gouttes, mais remplit les salles et promet pour la rentrée un album rock en anglais. Un deal parfait.