Avec ton premier album, "Jours étranges", tu décrivais les tourments d'une "génération sans but", d'une "génération gâchée". Tu avais vingt-deux ans. Est-ce qu'à l'aube de ton quart de siècle, ta vision s'est nuancée ?

C'est difficile d'analyser son évolution, si évolution il y a. Pour moi, le mot évolution évoque automatiquement quelque chose de positif, comme une courbe ascendante. J'ai plutôt tendance à croire qu'on est au top à dix-sept ans, dans le sens où, à cet âge, le cerveau marche vite, la faim est grande. Alors qu'à vingt-quatre, et ce, quoi qu'on en dise, on est déjà un peu fatigué. En ce qui concerne mon opinion, je ne pense pas en avoir changé. Ce qui me fascine, c'est la "non-guerre". Toutes les époques historiques ont été parsemées de guerres, de catastrophes, de chamboulements cycliques. Un empire, aussi long soit-il, s'est toujours écroulé. L'empire du capitalisme va forcément péter, il ne peut pas en être autrement, la question c'est quand. Plus de cinquante ans sans guerre…

Du moins en France, parce qu'ailleurs…

Oui, bien sûr. Je me dis, c'est bizarre. C'est ni positif, ni négatif. C'est une question qui au regard de l'évolution historique se pose. Pas de guerre depuis cinquante ans. Qu'est-ce qui ferait que les choses changent ? Que les armes soient plus destructrices, et que la dissuasion qui en découle développe la morale. Forcément, il y aura un pays qui n'en aura pas, de la morale. Ensuite, il y a le régime économique. Qu'est-ce qui me dit que ça ne va pas être l'Asie qui va gouverner l'économie dans quinze ans ? Économiquement très forte, un potentiel énorme, une force de travail à toute épreuve, pas étonnant que les grosses industries occidentales sous-traitent la fabrication de leur produit là-bas, une population, qui, si elle a la possibilité de consommer va entraîner l'explosion économique d'un pays comme la Chine par exemple. C'est la question que je me posais lors du 11 septembre, et encore il y a d'autres évènements qui t'incitent à réfléchir. Il y a une lutte entre le Nord et le Sud. Il y en a un qui exploite et l'autre qui est exploité, un qui s'enrichit et l'autre qui s'appauvrit. On a l'impression que le Sud réagit comme des volcans. De temps en temps, il y a une éruption. Là je me dis toujours que jusqu'ici tout va bien, tout le monde se démerde bien pour compenser, mais le jour où tout ça va péter, ça va péter très fort. Ce qui se passe est inimaginable. Si on ne cesse de nous enrichir et eux de s'appauvrir, en considérant qu'ils sont bien plus nombreux que nous, on va tout droit contre un mur. Il n'y a rien de nouveau dans ce que je dis. Mais comme par hasard, début du millénaire, on se retrouve avec un mec (Ben Laden, ndlr), entretenu par les Américains quand il leur a été utile, qui, fanatique si ça nous arrange, se sert habilement d'une chose pour aller égratigner les États-Unis, c'est ce déséquilibre entre le Nord et le Sud. Le pire c'est que face à son discours, personne ne peut rien dire. Au delà du fanatisme et son pseudo dévouement pour Dieu, auquel on ne peut pas adhérer en tant qu'Occidentaux, il soulève les vérités d'un autre bord du monde. Objectivement, les Américains, ils ne font pas de la dictature ? Ils ne tuent pas des gens, directement ou indirectement ? A chaque question d'une de ses interviews que j'avais lue, sa réponse est vraie. C'était comme le prisme de nos actions sur un monde que l'on exploite sans vergogne, en détaillant une liste macabre.

Pour revenir à ton actualité, sortir en guise de deuxième album, un ambitieux double, c'est répondre aux exigences de tes prétentions ou hisser Saez au rang des plus grands de la scène française ?

Honnêtement, rien de tout ça. C'était une simple envie, qui d'ailleurs allait à l'encontre des principes de la maison de disques. Ils considéraient que c'était trop tôt, qu'il fallait asseoir le truc. En plus quand je leur ai dit que je voulais qu'il soit au prix d'un simple, ils ont failli pleurer. Mais moi je voulais que les gens aient pour le même prix plus de dix chansons. J'avais beaucoup de chansons, et je n'avais pas envie de me prendre la tête à faire une sélection. Je voulais deux univers différents, quelque chose de très lourd. Dans tous les sens du terme, quitte à ce que certaines ambiances soient même carrément pénibles à écouter. Je voulais développer un climat pesant, qui se rapproche d'une référence Brélienne. De l'autre côté, j'avais envie de quelque chose de beaucoup plus ouvert musicalement.

Pour "Jours étranges", tu avais dit que la formation classique au conservatoire bridait un musicien. Pourtant tu as développé des thèmes classiques. Chassez le naturel, il revient au galop ?

(Sourire) Peut-être… Pour être honnête, je pense qu'on l'a très bien fait. Il y a des thèmes au piano que je trouve très touchants, qui m'évoquent des tas de choses, la neige qui tombe et d'autres images. Mais il n'y a pas de création dans ces petites pièces classiques. Le thème I est une référence claire à Mozart, l'improvisation de piano qui part en jazz est une référence claire à Keith Jarrett, le thème II est une référence claire à toute école russe. Ce n'est pas de la création mais plus du patrimoine.

Et c'est vrai que comme tu l'as dit des morceaux comme St Petersbourg font vraiment référence à Brel…

Musicalement, et même dans les termes. Sinon, je n'aurais pas mis Olga la blonde. Mais au moins c'est franco. Si tu as la même attitude sans qu'il y ait ce genre de référence dans les textes, du coup, tu te poses comme le fils spirituel de… et tu ne le fais pas à fond. Non, non, moi je le fais à fond. En plus, j'avais une copine russe qui s'appelait Olga au moment où je l'ai composée. Pour moi cette référence brélienne coulait de source.

C'est quand même jouer avec le feu. L'histoire de cette chanson n'est indiquée nulle part sur le livret. Quand tu sors un morceau comme Solution dont les références sont clairement issues de Radiohead, ou J' veux du nucléaire très Placebo, on peut se demander où est la différence entre le plagiat et le simple clin d'œil à son patrimoine culturel ?

Sincèrement ? Quand tu sors un morceau comme Voici la mort, t'es intouchable (…). Tu peux faire ce que tu veux sur un disque. Je pense que Voici la mort et Menacés mais libres sont parfaites.

J'ai appris qu'à la fin de la tournée de ton premier album, c'est Richard Kolinka (allez, je le rappelle : batteur de Téléphone NDJ) qui a remplacé ton batteur attitré, qui avait quitté ta formation. Pourquoi ne t'a-t-il pas suivi pour l'enregistrement de l'album ?

Quand un batteur a une couleur aussi prononcée, un style si marqué, un nom faisant référence à une période si historique, c'est difficile de s'envisager en studio avec lui et de développer un truc qui t'appartienne réellement.

Pourtant tu as joué avec Clive Deamer qui fut le batteur de Portishead, de Jeff Beck et de Dr John. Tu avais peur que Kolinka te fasse de l'ombre ?

Non, pas du tout. C'est simplement une question d'appartenance et de disponibilité. Quand tu cites Clive, tu dis bien qu'il a participé à divers projets allant de Jeff Beck à Portishead. C'est une personne qui a une expérience plus diversifiée que celle de Richard qui n'a été le batteur que d'un groupe, et non des moindres.

Pour "Jours étranges", tu as dit que Saez était moins ton patronyme que le nom d'un groupe. En est-il encore de même aujourd'hui ?

Bien sûr. Pourquoi ça aurait changé ?

Parce qu'il y a un nombre conséquent de musiciens pour avoir participé à ton double album. Tu comptes sur eux pour ta prochaine tournée ?

Oui, bien entendu. Ils seront là. Mais tu soulèves là un point délicat. A savoir comment envisager les concerts. Avec un double album aussi éclectique que le mien, j'ai du mal à entrevoir la bonne manière pour le proposer au public. Je pense que je vais établir une série de concerts très rocks et j'amorcerais des concerts plus climatiques. Pour revenir à ta question, je trouve que c'est justement avec ce projet, que j'ai la forte sensation d'avoir un groupe solide.

D'autant que contrairement à "Jours étranges" où tu disais tout porter, certains morceaux du double ne sont pas de toi. Serais-tu enclin à faire plus confiance à tes musiciens ?

Ouais. Je pense que j'ai peut être plus d'expérience qu'à l'époque. J'ai réalisé que les deux singles, Solution et Sexe, n'étaient pas de moi. Il faut une certaine candeur naïve quand tu composes un single. Par exemple, la ligne de basse de Solution est très basique. Jamais je n'aurais eu l'idée de composer une ligne comme celle-là. Mais il se trouve que jouée par Franck (Phan, guitariste NDJ), qui est beaucoup plus rock que moi, ça sonne terrible. Pour Voici la mort, j'avais quelques parties précises, mais ce qui s'est passé en studio, la manière dont les climats ont pris forme et se sont développés, le boulot extraordinaire de musicalité du groupe, tout est d'une exceptionnelle fragilité et d'une force pourtant énorme. C'est un accident sonore que nous avons réussi à capturer.

A propos des évènements du 11 septembre, tu as dit que puisque les Américains n'avaient pas fait de minute de silence pour Paris lors de la vague d'attentats qu'elle subissait, tu ne voyais pas pourquoi tu en ferais une pour eux. Pourtant tu as titré un interlude : WTC, World Trade Center, pourquoi ?

L'album commence par J'veux du nucléaire que j'achève par "God blesse America", suivi de Solution qui critique le système imposé par ce pays, il y a No Place for Us, qui est clairement axé sur le fric. Après les évènements, qui malgré tout m'ont touché, je ne pouvais pas faire autrement. En tant qu'Occidental, j'ai été meurtri par ce qui s'est passé. Je n'ai jamais condamné un Américain en tant qu'individu. Ce que je remarque et décrit dans certains de mes textes, c'est plus le système. Voyant que j'avais quelques morceaux clairement en contradiction avec ce système que l'on impose, je trouvais important de faire un morceau qui, sans un être un hommage, était une pensée. Une trentaine de secondes sur fond de vent et de climats obscurs.

A ce propos, comme pour ton premier album, tu critiques et constates les faiblesses ou les horreurs de notre société, notamment sur Solution. Je serais tenté de te demander un peu naïvement, quelle serait la tienne ?

De changer de système. Mais là tu vas me demander pour opter pour quel système. Je pense que notre science et notre technologie a mis en place assez de moyens pour résoudre efficacement les misères qui défraient les chroniques. Mais, pour des raisons purement économiques, ils ne seront jamais appliqués. C'est plus stratégique d'entretenir une misère que de réellement donner les moyens à l'émancipation. C'est une situation qui, prise sous un angle large, est indiscutablement nauséabonde.

Ne crois-tu pas que de dénoncer vigoureusement le capitalisme, l'impérialisme ou la "vivendisation" comme tu l'as appelé dans une interview, tout en faisant partie de la famille Vivendi-Universal, c'est forcément manquer de crédibilité ?

Non. Déjà je tiens à dire que j'ai signé avec Polygram, et que cette maison de disque ne faisait pas partie d'Universal. Elle n'a fait que fusionner avec elle. On me donne les moyens de répondre à mes envies, en quoi devrais-je me sentir lésé ou pourquoi devrais-je me faire un cas de conscience ? Il me donne les moyens de diffuser ce que j'ai à dire, et ce à une échelle qu'une petite structure ne pourrait pas envisager. J'ai très peu de contact avec eux, et ils me permettent de m'épanouir. Où est le problème ?

Peut-être un questionnement : je critique un système que j'enrichis ?

(Sourire) Il y a un moment où il faut savoir trancher et ne plus se retourner. J'ai la liberté de pouvoir faire ce qui me plaît. Je veux faire un double album avec des bouts de classique qui remontent à la surface, des références appuyées à des influences précises, des créations fantastiques, on me donne l'opportunité de le faire. Ce serait insensé de s'en priver.

N'est-ce pas là la réussite du système tel que tu le décris ? Fusionner, unifier, uniformiser, s'étendre et tout contrôler, si bien que l'on ne peut plus réellement critiquer sans passer pour un profiteur ?

Si… Bien sûr que c'est la réussite du système. Si tu veux boycotter une société, tu n'auras pas assez de dix pages pour référencer toutes les filiales lui appartenant. Tant qu'on me donne les moyens pour pouvoir m'exprimer comme je le souhaite, je n'irais pas à l'encontre de cette liberté. C'est très difficile d'être libre.

En résumé, est-ce qu'il n'est pas malsain d'utiliser la tristesse et la misère comme fonds de commerce ?

Si. (…) Carrément. C'est un truc auquel je pense très souvent. Il y a une exploitation de la misère qui est indissociable du fonctionnement de notre société. Quand tu réalises que la plus forte vente de masques à Halloween fut celle des masques de Ben Laden, tu comprends que cynisme ou pas, il n'en reste que même à travers une attaque terrible qui atteint le monde occidental de plein fouet, on arrive toujours à en trouver une issue fructueuse et mercantile. En ce qui concerne les chansons, tu as raison de soulever ce sujet, que je trouve beaucoup plus problématique et légitime que les histoires de maisons de disques, parce que pour moi c'est un faux débat. Ce problème de fonds de commerce, c'est un sujet qui me prend vraiment la tête, sérieusement. A tel point, que j'en arrive à envisager tout autrement des chansons de Dalida par exemple. Tu vois, la chanson vraiment populaire, celle qui plaît, celle qui fait du bien, qui fait sourire. Celle qu'une femme chantera ou sifflera sous sa douche, ou dans une pièce ensoleillée, quand tout va bien. Mais c'est hyper dur de réussir ça. C'est hyper dur d'écrire une vraie belle chanson populaire et positive, sans que ce soit ringard, sans que ça fasse putassier ou démago. Tous ces trucs qui ne polluaient pas l'esprit des auteurs de Dalida ou du Jolie môme de Piaf. Pourtant je rêve de le faire, je t'assure. Mais écrire des trucs positifs, c'est hyper dur, surtout de nos jours, selon moi.

Sortir un morceau comme Jeune et con ou dernièrement, Sexe, et l'entendre sur NRJ ou Europe 2, ça t'inspire quoi ?

Je trouve ça excellent. Pour moi, la radio est le média idéal. De bien meilleure qualité que la télévision, qui est pour moi une véritable dictature. La dictature de l'image. Aucune marge pour ton imagination Tu as une image, tu la vois, et ton cerveau est anesthésié. La radio offre l'opportunité à ton imagination de vagabonder. Que des stations de la stature de NRJ ou Europe 2 osent passer à une heure de grande écoute, une chanson comme Sexe avec des paroles comme "Mets ta langue où tu sais/ Non, ne t'arrêtes pas/ Continue de lécher", ça m'incite à dire : "Chapeau", j'imagine toujours les salons de coiffure, et en fond sonore une station comme NRJ. J'aime bien imaginer ces stations et la réaction des habitués de ces lieux face aux paroles de ce morceau.

J.B. Merchenane