Rocker révolté et grand connaisseur de la chanson française classique, personnage turbulent et indépendant audacieux, poète du politique et chantre des amours désespérés, il est à la fois en marge et pleinement dans son époque. Saez sort son quatrième opus... et c’est un triple CD !

« Pour faire nos ADN / Un peu plus équitable / Pour faire de la poussière / Un peu plus que du sable / Dans ce triste pays / Tu sais un jour ou l’autre / Faudra tuer le père / Faire entendre ta voix / Jeunesse lève-toi ! » Un nouvel hymne ? Les paroles de Jeunesse lève-toi se trouvent sur des milliers de pages Internet. Un mélange de rage et d’élan, de désespoir et de force, porté par une voix au vibrato assez nasal, reconnaissable entre toutes. Damien Saez, une fois de plus, vient de jeter un tube à la face du monde des adultes, et ce tube est partout disponible en deux clics de souris.

Il a 31 ans cet été et peut-être les fans les plus actifs et fervents de la chanson rock en France. Il le dit sans fierté : « Tous mes concerts et toutes les versions de toutes mes chansons se trouvent sur internet. » Des milliers de pages, de vidéos, de forums, de blogs... Pourtant, jamais l’un de ses disques (le premier est paru en 1999) n’a été aussi strictement « chanson » que le triple Varsovie-L’Alhambra-Paris, sorti le 26 avril dernier. Deux CD enregistrés en solo : Varsovie et L’Alhambra ; puis les dix chansons plus orchestrées de Paris (ce troisième CD est également sorti en CD séparé). Damien Saez le dit franchement : cet album est tout entier taillé dans l’étoffe des grands maîtres. « C’est un hommage à la culture qui m’a fait. Et c’est peut-être le premier album que j’aurais dû enregistrer car c’est l’écriture avec laquelle j’ai commencé à écrire des chansons. Je l’ai écrit en quinze jours, puisque j’ai sorti ce qui m’a habité. Très clairement, il y a Piaf dans Les bars du port, Brassens dans Dis-moi qui sont ces gens, Ferré dans Au-delà du brouillard, et puis Barbara, Brel... »

Jeune et con

Un si jeune homme, déjà si enraciné ? Sa « madeleine de Proust », c’est The Sounds of Silence de Simon and Garfunkel… que sa mère écoute en boucle, en même temps que beaucoup de Mozart. A 7 ans, Damien demande à ses parents comment faire pour apprendre le piano. « Ils m’ont dit “Il suffit de demander.” Quinze jours après, en rentrant à la maison, j’y ai trouvé un piano. Pourtant, ils n’avaient pas une thune... » Dix ans plus tard, alors que le Conservatoire l’a installé quatre heures par jour au clavier, son beau-père trouve sur le piano un de ses premiers textes de chanson. Il est épaté et appelle un ami d’ami qui connaît un ami qui, etc. Damien Saez enregistre donc une trentaine de démos piano-voix et se retrouve, à Paris, dans le bureau d’Alix Turrettini, notamment manageuse de Mathieu Boogaerts. Les larmes aux yeux viennent à la première professionnelle qui entend ses chansons : c’est bon signe. Quelque temps plus tard, Saez approche William Sheller qui chante à Dijon : « A la fin de son concert, je lui ai donné ma cassette et les textes. Devant moi, il a commencé à regarder et au bout de vingt secondes il a dit “Ca raconte des histoires. Je vous rappellerai. C’est sûr, je vous rappellerai.” Et il a beaucoup aidé auprès d’Universal. »

Car c’est Universal qui décroche la timbale. Mais tout ne s’est pas joué en deux coups de cuiller à pot : « Ça a mis deux ou trois années à se faire. Peut-être le meilleur moment de ma vie... Lorsque mes parents ont vu que je ne voulais pas faire d’études, ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord pour a bohème... mais pas pour la subventionner. Je suis monté à Paris, j’ai enchaîné les petits boulots. Par exemple, j’ai testé des machines à affranchir. Il fallait passer des milliers d’enveloppes et contrôler les erreurs... Je passais mes journées tout seul dans la pièce et je chantais en permanence. Le soir, j’écrivais ce que j’avais trouvé dans la journée. Je faisais trois chansons par jour... »

Mais le démarrage de sa carrière est un coup de tonnerre. « Un tube qui est devenu un hymne. », comme il le dit lui-même. En 1999 parait son premier album, Jours Etranges, qui contient la chanson Jeune et con, soutenue par une solide guitare rock, sur un débit mi-Eicher, mi-Cantat : « Encore une soirée où la jeunesse France / Encore elle va bien s’amuser, puisqu’ici rien n’a de sens / Alors on va danser, faire semblant d’être heureux / Pour aller gentiment se coucher, mais demain rien n’ira mieux / Puisqu’on est jeune et con / Puisqu’ils sont vieux et fous / Puisque des hommes crèvent sous les ponts / Mais ce monde s’en fout / Puisqu’on est que des pions / Contents d’être à genoux... » Jeune et con ? Dans le métier, on s’amuse beaucoup à larder Damien Saez de ses propres mots. Tous les lycées chantent sa chanson et il refuse toutes les télés, envoie paître les journalistes dont il trouve les questions trop condescendantes... Dès le début, on demande pour qui se prend ce garçon qui va jouer sur les mots avec assez d’orgueil pour appeler sa maison de disque 16 Art. « Je peux irriter, je peux ne pas plaire », dit-il tout droit. Et il précise : « Je ne fais même pas les albums pour les fans. Par exemple, après Jeune et con, faire un double CD avec la chanson Sexe [en 2002, God Blesse et Katagena sous la même jaquette, Sexe faisant partie de la B.O. du film Femme fatale de Brian de Palma, NDLR], ce qui n’était pas ce qu’on attendait du révolté de la chanson rock, du successeur prédestiné de Noir Désir... »

Amnésie suicidaire

Saez touche une frange de la jeunesse française qui ne se satisfait pas de l’ordre économique et social contemporain. Dans les manifestations contre la sélection à l’université ou en faveur des sans-papiers, on a souvent en tête et sur les lèvres les chansons de Damien Saez. Mais, sans les séductions mélodiques de Louise Attaque, il ne passe guère sur les stations FM à destination des jeunes. Et il n’aide pas au succès commercial, notamment en refusant systématiquement toute promotion à la télévision. Il ne s’agit pas d’une posture snob ou d’un discours sur le système. Simplement, Saez ne veut pas fréquenter la télévision et les gens de la télévision. « Je ne peux pas les supporter. Ils ne m’intéressent pas. Mon métier n’a pas à croiser leur chemin... On a le droit d’être libre de ses mouvements, non ? »

En vertu de cette liberté, on ne le voit pas à la télé. Mais s’il n’y avait que la promo... Saez est connu dans le métier pour – précisément – détester le métier ! Des amis dans la chanson ? « J’en ai pas. Je ne suis pas très consanguin. Je ne les aime pas... Après, savoir si je m’aime, c’est une autre histoire. Mais eux, non, je ne les aime pas. » Une explication ? « Il y a un truc qui ne passe pas, voilà. Je ne suis pas parisien, j’ai une mère qui travaille dans le social, je viens d’une famille nombreuse... Ce n’est pas une complainte, mais cette réaction épidermique n’est pas vraiment réfléchie, elle est plutôt animale. » Il fréquente « le reste du monde, ceux qui ne sont pas dans le spectacle, ceux qui ont des vrais métiers. Mes potes donnent des cours, bossent dans les cantines. Des gens. Des gens normaux... » Des amis d’avant la chanson et « deux ou trois personnes que j’ai rencontrées sur le chemin. »

Ce tempérament produit aussi des gestes d’une noblesse unique. Le lendemain du choc du 21 avril 2002, il écrit, enregistre et diffuse en ligne en dix heures la chanson Fils de France : « J’ai vu, les larmes aux yeux / Les nouvelles ce matin / 20 % pour l’horreur / 20 % pour la peur / Ivres d’inconscience / Tous fils de France / Au pays des Lumières / Amnésie suicidaire. » Mais un tempérament bien trempé, c’est entendu. En 2004, il sort Debbie, un album fiévreusement rock, puis annonce bientôt qu’il se sépare d’Universal. Il a pourtant un beau contrat pour le disque suivant : une grosse avance et un gros budget d’enregistrement, l’un et l’autres étalonnés sur les chiffres d’avant la crise du disque. Il fait comprendre au label Barclay que tout cet argent pourrait bien être dépensé à l’enregistrement d’adaptations de poèmes d’Antonin Artaud sur de la musique électronique – « J’aurais même pris plaisir à le faire ! »

Le chanteur et la major se quittent à l’amiable. Saez refusera une proposition de contrat Virgin pour signer sur Cinq 7, label crée par le distributeur Wagram Music – l’indépendance, absolument l’indépendance ! Car Saez produit désormais ses disques. « J’ai été six mois sans Carte Bleue », dit-il quand on parle de business : Varsovie-L’Alhambra-Paris lui a coûté 200 000€, à peu près le même montant que l’album déjà enregistré qui sortira à la rentrée prochaine. C’est d’ailleurs de ce disque encore inédit qu’est né Varsovie-L’Alhambra-Paris, car « frustré de langue française », il l’a jeté sur le papier en quelques semaines au retour de New York. Le prochain album de Damien Saez, sur lequel il a travaillé un an et demi, est en effet tout entier en anglais. Du rock.

Bertrand DICALE