Il ne cesse encore de nous surprendre, Damien Saez. De retour avec « Messina », triple album à la puissance musicale inouïe, il fait retentir sa libre parole. Une incroyable claque. Le terme chef-d'oeuvre n'est pas ici galvaudé.

Il refuse de se plier aux rites traditionnels de la promotion. En aucun cas, un caprice soudain. Celui qui connaît son mode de fonctionnement ne peut feindre l'étonnement. Le garçon n'est pas du genre à s'épancher sur son travail ou à faire l'exégèse de ses textes. Aucune interview calée en amont. Même l'objet ne nous est parvenu que le jour de sa sortie. Pourquoi s'y contraindre quand on peut faire l'impasse et s'attirer foules et gloire ? Sans plan médiatique, une entrée fracassante à la deuxième place des ventes d'albums, juste derrière Mika. Un Bataclan complet en six minutes permet aussi de prendre conscience qu'il est suivi par une armée de fidèles indéfectibles.

Finalement, Damien Saez nous accorde un entretien dans les locaux de sa maison de disques. Le premier pour la presse écrite. Il ne frime pas, se contente naturellement d'être lui-même, se pose comme une évidence. Seuls les ignorants l'érigent en enfant terrible ou en tête à claques de la chanson française.

Est-ce parce qu'il ne se fond pas dans le moule ? Jamais, il ne s'est fourvoyé. Personne ne lui enlèvera ça. Impossible pour lui de faire des compromissions. C'est une vie dédiée à la poésie et à la musique. « Je ne pourrais même pas les dissocier de moi. Cela peut paraître pompeux mais il s'agit d'une vocation ».

27 chansons au total

À chaque enregistrement, Damien Saez gravit un nouvel échelon dans son art. Pousse ses limites à leur paroxysme. Ce n'est pas un coup d'essai le triple album. Par le passé (en 2008), il avait déjà commis le sublime Varsovie, L'Alhambra, Paris. Là, il atteint des sommets rarement égalés. Un travail de longue haleine. « Pour arriver à ce résultat, il y a eu une petite centaine de chansons. Il faut trouver le voyage global parce que c'est quand même un trip. Je suis passé par plein d'états différents, j'étais en dehors de la réalité. Quand tu te réveilles après, c'est violent ». En termes d'inventivité, d'audace, de puissance expressive et émotionnelle, Saez a une belle longueur d'avance sur la meute. Un triptyque d'une maestria et une liberté totalement stupéfiantes. Grandiose également dans son ambition. « Je n'ai conscience que du travail accompli et de m'être donné le droit d'aller au bout des choses ».

Damien Saez est constamment en prise avec les tourments terrestres. Et mène des combats. Politiques, sociaux, sentimentaux. Donc vitaux. Il dit : « La générosité qu'on donne à l'amour ou l'avarice qu'on y met, c'est de la politique ». 27 chansons au total. Sujets inquiets, souvent noirs, mais toujours éveillés. Lyrisme engagé et prophétique. Poésie sombre et sensualité vénéneuse. Rebonds majestueux. Tempêtes verbales. Douleur des coeurs brisés à répétition. C'est un fils d'Antonin Artaud, qualifié de « génie ». Il a compris que la vie était une histoire qui finit mal.

Ce qui ne fait pas pour autant de lui un suicidaire. « J'ai tendance à croire que tout doit s'apprivoiser. La mélancolie ne déroge pas à la règle » .

Des salves exaltées

Dans le premier volet en majorité acoustique, il dresse un constat amer. Direct et sans échappatoire. Les échoués, ce sont les exclus de la société, ceux qui n'ont pas d'horizon. « Deux mecs étaient devant les studios, porte de Montreuil. C'est le point de départ de ce projet. En quelque sorte, ils ont fait tout l'album avec nous pendant un an et demi. Il n'y avait pas de larmes ni de plaintes chez eux mais de l'ivresse pour avoir chaud et pour oublier leur sort justement ». À une époque où l'hyperconsommation n'en finit pas de régner, lui continue de s'inspirer des idéaux libertaires et de réclamer un nouveau sursaut. « Cette société, étrangement blessée, ne fait rien pour les laissés pour compte. En même temps, le citoyen non plus. Il est gavé de consommation dans un sens à vomir et par la difficulté de la vie aujourd'hui. Mais il ne se rebelle pas ». Inexorablement, son coeur le mène davantage du côté de Mélenchon. Reste qu'il ne se reconnaît pas dans une France paradoxale.

« C'est un pays qui aime la paralysie. À un moment donné, elle laisse Pétain au pouvoir tout en se disant que ce n'est pas bien ». Ne pas compter sur lui pour perdre son âme. Il y a toujours un cri, une rage et des salves exaltées. Qui surgissent dans Sur les quais, deuxième album rock, plus sauvage, plus emporté, plus heurté. Enfin, Messine. Saut dans le vide symphonique. Suspendues au bord d'un précipice et dans un abandon jusqu'au-boutiste, les chansons soulèvent les tripes, saisissent à la gorge, subjuguent l'une après l'autre. À commencer par Thème Quais de Seine, sidérant instrumental. Rien d'emphatique, rien de pompier ici, malgré l'ampleur d'une orchestration sans limites. C'est son tour de force. Aux encres des amours, avec son tango final à la Carmen, agit telle une secousse diabolique et met en ébullition les sens et les sangs.

Au cours de cette récolte opulente, des clins d'oeil cinématographiques (Into the wild, Les magnifiques) ainsi qu'à ses aînés. Croisement divin d'Orly et de Ces gens-là dans la faussement tranquille Marie . « J'adore jouer avec ces références. J'estime que cela ramène à une ascendance, à un devoir de mémoire musical. Je me dis qu'il y a peut-être un gamin de 16 ans qui n'a jamais entendu ces chansons-là ». Et il y a Roubaix qui revient ici et là dans quelques morceaux. Rien d'étonnant quand on sait l'attachement de Damien Saez à la région. « D'abord, j'ai chez vous des souvenirs de concerts mémorables. Ensuite, le Nord a une histoire tragique et intense qui me parle ».

Les mots et les mélodies, à peine inhalés, ne laissent plus votre épiderme tranquille des heures durant. Et on ressort de cette écoute littéralement essoré, en proie à un prodigieux et inextinguible tournis d'émotions. Un tel abandon n'a pas fini de nous hanter et de nous porter longtemps. Damien Saez a décidément l'étoffe d'un très grand.

Patrice DEMAILLY

Source : www.nordeclair.fr