Sorti sans aucune promotion le 17 septembre dernier, hormis une annonce sur le site internet officiel du groupe, relayée par les amis et fans, le nouvel album de Saez est arrivé discrètement chez les disquaires. La démarche résolument non commerciale ne surprendra que les auditeurs se souvenant vaguement d’un jeune homme aux airs insolents, débarqué sur la scène du rock francophone à la fin des années 90, avec le titre radiophonique « Jeune et con », et non ceux qui, ayant alors décelé un artiste original en devenir, ont depuis plus de dix ans suivi des yeux et des oreilles le chemin de traverse qu’il a défriché et parcouru, en marge de la grande industrie du disque. Annonçant déjà, par ailleurs, pour décembre, la sortie d’un prochain album « Miami », le chanteur et son groupe partent en tournée pour plusieurs dates, de novembre à mai 2013, dont certaines affichent déjà complet. A n’en pas douter, les « saezophiles » seront aux rendez-vous.

A l’instar de son triple album « Varsovie » / « L’Alhambra » / « Paris » sorti en 2008, lourd d’une impudeur affective certaine et d’une profonde mélancolie, et chargé d’intensité, ce nouveau Saez se compose (ou décompose) également en trois albums. Et le moins que l’on puisse dire est que le chanteur que l’on sait peu économe de sa personne, lorsqu’il s’agit de sortir ses tripes, n’a pas reculé devant l’ampleur de la tâche.

« Les échoués » présente des chansons aux ambiances sonores travaillées (parmi lesquelles la très brélienne « Marie » composée et jouée en concert il y a plusieurs années déjà, habillée ici d’une orchestration symphonique), et fait la part belle aux atmosphères (chansons « La fin des mondes », « Into the wild »).

L’album « Sur les quais », quant à lui, adopte un ton définitivement plus rock, largement nourri, comme le précédent album « J’accuse », d’influences rock alternatif et punk-rock des années 80 (Mano Negra, Bérurier Noirs et Trust entre autres). Influences que l’on retrouve aussi chez Balbino Medelin, et qui portent avec énergie et vigueur les propos engagés d’une poésie sociologique à l’esprit révolté et contestataire (chansons « Marianne », « Ma petite couturière », que l’on est content de voir enfin figurer sur un album plus de deux ans après sa création) ou des textes plus légers, quoi qu’ils ne se privent pas de sens (« Planche à roulettes »), et sarcastiques (« Le légionnaire », « Webcams de nos amours »).

Enfin « Messine » –peut-être le plus intimiste de tous- embarque (osons le terme, puisque Damien Saez lui-même n’est pas en reste en ce qui concerne l’utilisation répétée du chant lexical marin) dans les filets de ses chansons tristes toute âme sensible à la nostalgie et à la mélancolie. Ici on peut être agréablement surpris par la tessiture d’une voix capable de hisser l’émotivité à des octaves supérieures en douceur, autant qu’elle sait se déchirer par ailleurs. On peut également apprécier l’ampleur des talents de compositeur et d’arrangeur de Damien Saez à l’écoute de l’orchestration des chansons ou des thèmes instrumentaux aux allures parfois bizetiennes (« Thème aux encres des amours »), qui ne sont pas sans rappeler les balades et instrumentaux romantiques que le chanteur avait déjà osés sur son double album « God Blesse/Katagena » en 2002.

Noirceur, mélancolie, romantisme et révolte sont encore ici les traits de caractère propres à l’écriture de Saez, qui s’engage aussi sur des fronts moins dépressifs : ainsi la chanson « Je suis un étranger », ode à la liberté des apatrides et au respect des autres, devrait faire réfléchir en ces temps où la chasse aux Roms à désigné un nouveau bouc émissaire à nos sociétés européennes. Le chanteur sait se faire doux et même drôle autant qu’il se retranche dans des thématiques qui lui sont récurrentes (la mort, l’amour, la mort de l’amour et vice versa…) sans pour autant cesser d’émouvoir. Et c’est sans doute un autre point commun avec Barbara, que de démontrer qu’une diversité lexicale extravagante n’est pas toujours nécessaire à la création et à la transmission des émotions.

Par ailleurs, même si Damien Saez ne s’est jamais défendu de son admiration pour Brel, et qu’une omniprésence de l’esprit brélien s’impose sur ce triple album, plus flagrante encore que par le passé (notamment dans la théâtralité de la diction et le choix de formules empruntées à Brel), avouons que le rockeur a su l’emmener avec suffisamment d’autodérision et en jouer (et s’enjouer) avec assez d’humour pour parvenir à créer des chansons qui donnent envie de sourire, voire de rire, autant qu’elles peuvent attrister et obscurcir les idées (chanson « Sur le quais »).

Et en parlant de fantômes qui traversent les ondes vocales de Saez, on peut entendre, néanmoins plus fugace, dans les écorchures d’une voix nerveuse poussée à bout, comme un peu de Mano Solo passant par là. Mano, qui justement dans sa chanson « Paris avance » se demandait en 2005 « reste-t-il une civilisation pour ne pas fondre du plomb, mais des chansons ? ». De toute évidence, oui. Et même si la terminologie peut sembler excessive ou grandiloquente, c’est aussi à l’écoute d’artistes comme Saez qu’on aime se rassurer, pour reprendre les mots de Mano Solo « que tout perdure, que se cravachent les démesures ».

Miren

Source : leblogdudoigtdansloeil.wordpress.com