Damien Saez, l’enfant terrible de la chanson française, livre son septième opus, « Messina », sans promo ou presque, mais qui fait déjà grand bruit. Rencontre avec un artiste au verbe enflammé, féroce contempteur de la société de consommation, qui, tout en refusant de se prêter au jeu de la marchandisation des médias, enregistre des chiffres de ventes insolentes à chaque album.

La notoriété ? « Je n’ai pas l’impression d’avoir de la notoriété. Personne ne me reconnaît, personne ne me parle dans la rue. Mais je crois que ce que je fais a une notoriété. » Voilà qui est dit. Sa tête ne vous dit rien ? C’est exprès. Damien Saez a exprimé une unique demande avant de rencontrer Causette : que notre photographe ne prenne qu’une seule photo. Pas de mise en scène, pas de poses multiples, rien de ce qui fonde la connivence de principe entre la presse et ceux qu’elle appelle ses « bons clients » - chanteurs qui se déguisent, artistes qui ouvrent largement les portes de leurs univers intime, vedettes qui se soumettes gentiment à la fantaisie des photographes... Et Causette a plus que respecté son engagement : aucun cliché n’a finalement été pris.

Sa position est claire : « Je ne suis pas sûr que la vente de soi-même pour avoir plus de clients pour son magasin fasse écrire de meilleures chansons. » Lui, il compose, écrit et enregistre des chansons dont il avoue volontiers l’ambition artistique. Et il insiste : « Il faut aussi vivre de normalité pour imaginer l’exceptionnel. Il y a une balance à trouver avec soi-même. » Voilà pourquoi il refuse les journaux télévisés, les talk-shows, les émissions musicales, les pubs télé, les « interview vérité »...

Pourtant, au mois de septembre dernier, le jour de son nouvel opus, Messina (un triple CD à 20 euros), les sites de vente sur internet sont immédiatement en rupture de stock, et il s’installe pour des semaines dans les premières places des ventes d’albums. Comme chaque fois. Les six précédents opus de Saez totalisent plus de 800 000 exemplaires vendus, depuis que la chanson Jeune et con a foudroyé une génération en 2000. Et Messina pourrait bien compter parmi les sensations fortes du marché du disque en cette fin d‘année : son créateur se lance dans road movie fascinant du nord de la France à l’Italie, en passant par le rock, la chanson de facture classique et les fastes étourdissants de la musique symphonique.

Le chantier aura duré un an et demi au studio Davout, l’un des plus réputés de Paris. Quatre-vingt-dix chansons enregistrées dont seulement vingt-sept subsistent sur les trois disques de Messina... Une dizaine d’autres sortiront fin janvier ou début février sur Miami, un autre album dont il terminait le mixage début novembre. « C’est l’histoire d’un mec qui habite à Roubaix et qui ne prend pas le bateau. Il ne suit pas l’effluve senti fugitivement, comme dans Les Passantes, de Brassens. Il voit passer une fille, il ne la connaît pas. Elle prend le train, mais pas lui. Il fait toute son histoire à Roubaix, il invente sa mer à Roubaix pour aller vers Miami – vers le plus superficiel. »

Un album dense comme « ce pays est lourd »

On retrouve les torrents de verbe enflammé, mi-Brel, mi-Verlaine, qui font la passion des saezistes pour leur idole, sa voix un peu gémissante, mais embrasée, sa manière si singulière de faire plonger dans le même maelström l’état du monde et ses souvenirs d’enfance, sa rage personnelle et les fractures de la société française. Trois CD d’un coup ? « La densité de cet album est légitime parce que ce pays est lourd, parce que son histoire est lourde, parce que sa culpabilité est lourde par rapport à l’immigration – même si, en même temps, ce doit être le pays d’Europe dans lequel il y a le plus de couples mixtes. Un pays intéressant... »

Il en sait quelque chose. Père d’origine espagnole, mère d’origine algérienne, naissance en Savoie, enfance en Lubéron, accent chantant. Puis, après le divorce de ses parents, il vit dans une ambiance plus maghrébine, avant que, en CE1, il prenne la direction de Dijon suite au remariage de sa mère. En hiver, ses parents doivent partir et il est confié pour un mois et demi aux parents de son beau-père. Saez n’est pas en photo sur la jaquette de l’album, mais on voit ses grands-parents d’adoption. « C’est la première fois que j’ai dormi dans une chambre avec un crucifix. Ma grand-mère adoptive était fille de militaire et, avec son mari, qui était pied-noir, elle avait été rapatriée d’Algérie en 1962. Elle était institutrice. »

Cette dame change sa vie. Elle passe des heures à se promener avec lui en lui parlant de livres et d’histoire. Dans sa petite ville de Châtillon-sur-Seine, il rencontre aussi un professeur au conservatoire municipal. Désormais, sa vie sera de mots et de musique. Il fera neuf ans de conservatoire (« Le solfège, l’oreille absolue, tout ce bordel... ») et trempera sa plume dans l’encrier des grands maîtres avant de surgir avec l’éclat dans la chanson française. Son triple CD se clôt pas Châtillon-sur-Seine, bouleversante chanson en mémoire de Nelly et Bruno qui, sans le savoir, lui ont ouvert cette voie.

Mélenchon nihiliste moraliste

Saez est un trublion serein. Son précédent album, J’accuse, en 2010, avait suscité la polémique à cause sa pochette signée Mondino ; une femme nue posée dans un chariot de supermarché. Il voulait dénoncer l’usage fait de la femme par la pub, et quelque énervées l’ont pris au premier degré. Cela lui fait hausser les épaules. « Les premiers à ouvrir leur gueule ne savaient même pas de quoi ils parlaient. On m’a accusé de faire n’importe quoi pour vendre ma soupe alors qu’il me semble que je suis plutôt celui qui en fait le moins, de tout le pays, pour vendre sa soupe. Le seul argument que je puisse entendre est qu’on me dise que ce n’est pas par la violence qu’on combat la violence, que j’ai trop bien utilisé les armes de l’ennemi. » Car Saez est justement un des plus féroces contemporains contempteurs de la société de consommation et de la marchandisation du monde – un mélange de Mélenchon ado et de nihilisme moraliste.

Comment s’étonner alors qu’il rompe un tabou en parlant ouvertement d’argent ? Ses quatres derniers albums en français (il en a publié un an anglais, A Lovers Prayer, en 2009, vendu à 20 000 exemplaires sans promotion) ont tous été en deuxième ou troisième place du classement des ventes. Surprise : « J’ai fait le calcul, je n’en suis même pas à 2 000 euros par mois si je fais le global. » Il est vrai qu’il s’offre la folie avec trois jours de studio avec un orchestre classique qui joue ses luxuriantes partitions, mais il s’inspire aussi des clochards installés à demeure devant le studio, à la Porte de Montreuil, pour écrire Les Echoués, ouverture de son triptyque. Hors norme ? Assurément. Mais n’est-ce pas surtout parce qu’il essaie de rester à hauteur d’homme, envers et contre tout ? Comme s’il était resté normal en devenant artiste...

Bertrand DICALE