A l’aube de transformer sa thérapie chronique, l’enregistrement de son premier album studio « Jours étranges », en thérapie aiguë (la scène), Damien Saez révèle ses talents à vingt-deux printemps comme une anomalie dans le paysage musical français. Sa sensibilité fortement indépendante lutte contre l’archaïsme de l’enseignement classique qu’il a reçu, et l’acuité de ses visions le projette, malgré lui, tête de file d’une génération réaliste. Il chante « jeune et con » ou « j’veux m’en aller », mais en dépit de ses allures discrètes et fragiles, Saez pourrait bien être un « empêcheur de finir ce siècle médiocrement ».

La manie des biographes c’est de chercher la fine anecdote qui rend l’artiste formidable, tellement hors du commun. Inévitablement, le meilleur moyen de « vendre » un musicien de formation classique, c’est d’insister sur ses diplômes. Avec Damien Saez, sur ce terrain c’est mal engagé. « Je ne tiens pas vraiment à ce que le conservatoire soit mis en avant. Je respecte énormément cette expérience, mais ce n’est pas moi. J’ai fait du piano classique pendant longtemps et ça m’a aidé. On a beau dire : l’harmonie, l’oreille, le solfège en musique c’est utile. Mais le conservatoire c’est l’absence d’encouragement à l’individualité. Au bout d’un moment il est usant d’entendre que l’on est voué à rester enterré sous le poids des génies qui sont passés. Après chacun son caractère. Cela ne me convenait plus parce que je trouvais ça aberrant qu’il n’y ait aucune place à la composition. Tout comme en lettres, il n’existe aucune liberté pour l’écriture. On apprend mais on ne fait rien. »

Damien cultive donc sa personnalité très jeune, en parallèle. Une sorte de lutte auto didactique. « C’est exactement cela, une lutte. Je me souviens que cette prise de conscience remonte à mes 15 ans, en seconde. La musique, le chant, l’écriture, tout est venu en même temps. Pourtant je n’étais pas brillant en français. Et puis, en classe de première, je suis tombé sur un excellent prof et j’ai énormément accroché. Sur le plan privé, j’ai un beau-père très intelligent et cultivé. Durant tout le lycée, je passais énormément de soirées, à raisons de deux à trois par semaine, et je discutais avec lui jusqu’à trois, quatre heures du matin d’autres choses. Ca m’a aidé. » Au fur et à mesure que la conversation s’installe, Damien Saez ne baisse pas sa garde. Fragilité ? Réserve ? Timidité ? Paradoxalement, il étonne par son aplomb à vouloir mener une carrière de liberté, avec un principe du « à prendre ou à laisser ». C’est tellement atypique de nos jours. L’image de William Sheller, dans un bureau attenant, rappelle pourtant que la formule n’est pas nouvelle ... « C’est étrange que tu parles de lui, car Sheller est la personne qui m’a « aidé ». J’ai fait appel à un agent pour démarcher et Sheller a vraiment poussé. Il a flashé à un état de maquette très peu avancé. Lui, c’est un cas. Contrairement à ce que j’ai pu constater, je n’ai pas eu de concession à faire non plus. Même face à une multinationale, j’arrive à mon âge avec une envie, des désirs, une expression... et on m’a laissé tout faire. Ce n’est pas pour tout le monde pareil. Il doit y avoir une question d’identité. Les responsables doivent sentir si la personnalité du musicien est suffisamment forte pour assumer et qu’on lui accorde confiance. La démarche est un peu la même que Sheller. Chacun son métier. Moi, je ne vais donner aucune leçon de marketing à personne. Je fais simplement extrêmement attention à l’image. C’est trop trompeur. J’ai peur qu’elle m’échappe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne voit pas ma gueule sur la pochette. Je suis méfiant. »

Son album laisse un goût partagé entre espoir et désillusion... « C’est un peu des deux. Je ne pense pas être foncièrement pessimiste. C’est un album réaliste. Enragé. Il y a tout le temps un cri. Il y est pas mal question de mort, mais toujours avec une lumière en perspective. Un sursaut. Je suis combatif contre l’injustice. Je trouve anormal qu’en France il y ait encore des questions d’intolérance, qu’à Nice il y ait des lois qui interdisent les regroupements dans la rue... On est en France bon sang ! Tellement de gens n’en parlent pas. »

Un jugement précoce qui s’adresse certainement à une génération particulière... « A la génération qui a mon âge et qui appartient essentiellement aux années 90. Je suis né dans le sud. J’y ai passé mon enfance, puis j’ai fait mon collège et mon lycée à Dijon. J’ai été confronté à une multitude de constats, que ce soit à Marseille, dans les Alpes ou à Dijon. Je suis fils d’immigrés. J’ai vécu le paradoxe des banlieues où je vivais et l’éducation beaucoup plus bourgeoise des établissements où j’étudiais. J’ai vu les deux aspects par rapport aux jeunes de mon âge. J’ai vu des fils d’avocats qui n’étaient pas bien dans leur tête. »

Pour Damien Saez, le fait de chanter en français une musique de sensibilité rock n’est pas antinomique. De qui se réclame-t-il ? « Dans l’expression française, Brel m’est le plus cher. On pourrait penser que c’est un cliché, mais pour l’émotion et l’impression de lire Zola ou Balzac. « C’est gens-là », « Les vieux », ce sont des chansons réalistes. Des tableaux. Brassens aussi mais pas pour les mêmes raisons. Sa maîtrise de la langue, un laborieux qui ne se cantonnait pas à la facilité. En rock, ce sont des repères différents et des expressions différentes. Je suis touché par les DOORS, par la manière dont se dévoile Morrison. »

Aujourd’hui, avec la découverte des médias Damien Saez fait son apprentissage des comparaisons plus ou moins tolérables. « Tout à l’heure , quelqu’un m’a comparé à Noir Désir. Je n’ai jamais écouté Noir Désir de ma vie. Je ne connais pas... à l’exception de quelques singles diffusés en radio. Evidemment tout ce qui nous passe par les oreilles nous influence, quoique ce qui marche en radio en devient irritant. Dans ma démarche, écouter les autres n’est pas une nécessité. Au contraire même. Je fais plus confiance aux ambiances de ce qu’on vit au moment de la création d’un album. Je suis beaucoup plus sélectif désormais. Par périodes. Voilà longtemps que je n’écoute plus grand-chose. »

Parmi les grands apprentissages de la scène pour laquelle il répète avec ses partenaires (Marcus Bell, ex-THE OPPOSITION, et Jean-Daniel Glorioso, tous deux impliqués dans la réalisation de « Jours étranges »), Damien a connu l’aventure en solitaire, à Nîmes, en ouverture de MASSIVE ATTACK. « Je suis apparu seul, en acoustique. Une chanson, si elle fonctionne, est adaptable sur tous les instruments. Le plaisir fut d’assumer la première partie d’un groupe qui n’est pas du même style, sans me faire huer et que les gens viennent me voir pour me féliciter ensuite. C’est peut-être tout simplement la portée des mots ? »

Christian Lamet