Voilà plu­sieurs années, une dizaine envi­ron, que ma main n’avait tenu fébri­le­ment une place de concert pour Damien Saez. Plu­sieurs années que je me contente d’acheter ses albums, les écou­ter doci­le­ment chez moi sans jamais plus aller le sou­te­nir sur scène. A l’heure où je m’apprête à cor­ri­ger le tir, ma main est à nou­veau sai­sie de trem­ble­ments. Non pas que je fasse par­tie de ces cruches hys­té­riques qui reprennent ses chan­sons sans en com­prendre le sens, en les par­se­mant de « Damien on t’aime »; mais lui comme moi avons pris de la bou­teille (lui plus que moi visi­ble­ment) et peut-​​être ne suis-​​je plus aussi prêt à me lais­ser embar­quer par une sup­plique contes­ta­taire sans fin, un appel à l’anarchie, un majeur levé bien haut à la société que nous for­mons. Et si, à l’instar d’un Roger Mur­taugh, j’étais trop vieux pour ces conneries.

Le concert débute par un mélo­die acous­tique aux paroles inédites. Quand on sait qu’il a sorti un album six mois plus tôt et un autre trois semaines avant le concert, on est en droit d’être sur­pris par les deux ou trois exclu­si­vi­tés qu’il par­sè­mera ci ou là. Com­ment mieux com­men­cer un concert que par le cri de dou­leur d’un cœur (encore) déchi­queté, sur une bal­lade sul­fu­reuse à la gratte sèche. Peut-​​être en ren­dant les paroles intel­li­gibles aux spec­ta­teurs, et ici je ne vise pas l’artiste mais une fois encore la salle du Zénith dont l’acoustique n’a pas à rou­gir face aux micros des drives de la marque au clown bigarré. Pour l’assise déplo­rable, j’ai vu cer­tains rame­ner leurs propres cous­sins, si j’amène un micro de qua­lité et une petite Böse por­table, vous pen­sez qu’on me lais­sera m’installer tran­quille­ment ? Chan­ter cal­me­ment donne de la bouillie, crier sa peine fait de même. Il faut être un artiste cali­bré pour être entendu au Zénith. Ça tombe bien, c’est tout ce que l’artiste du jour com­bat. A l’heure où le grand stade annonce une acous­tique incroyable, même si je demande à voir, il serait grand temps que le zénith (re)devienne une salle de concert.

Mais revenons-​​en au sujet du jour. Les pre­mières mélo­dies défilent de façon assez inégales. Des bal­lades lan­ci­nantes sur fond de couple brisé s’enchaînent mais le cœur n’y est pas. Il semble man­quer quelque chose. Et si, comme je le crai­gnais, Saez en live n’était plus fait pour moi ? Les nou­veaux arran­ge­ments sont réus­sis et trouvent leur place, même si je pré­fère cer­tains accom­pa­gne­ments ori­gi­naux au piano, mais quelque chose cloche ! Je tiens d’ailleurs à saluer le talent du groupe. Damien Saez, comme devraient le faire plus d’artistes en live, prend énor­mé­ment de liber­tés avec les paroles et la ryth­mique mais le groupe ne semble jamais pris au dépourvu. Cha­peau bas. Cha­cun des membres du groupe pro­fite même des « quelques » pauses clopes de l’artiste pour se mettre en avant d’un riff bien senti. Tout semble impro­visé en fonc­tion des humeurs instables du chan­teur dont l’oisiveté, pour le coup, com­mence à m’agacer légèrement.

C’est alors que je com­mence à iden­ti­fier ce qu’il me manque. Ce qui manque à tout le monde en fait, artistes comme assis­tance : une pre­mière par­tie. Per­sonne n’a chauffé la salle. Saez a débar­qué sous les accla­ma­tions de ses fans qui l’attendaient depuis plus de qua­rante minutes, et il a cueilli tout le monde à froid avec les plus tristes de ses chro­niques. Le souf­flet est retombé très vite. Heu­reu­se­ment, la suite de la pro­gram­ma­tion est plus réflé­chie et les mor­ceaux plus mus­clés arrivent à temps. Le public se réveille, le chan­teur com­mence à ren­trer dans le jeu, et une har­mo­nie s’installe comme jamais je n’avais vu aupa­ra­vant au Zénith. Comme lors d’une marée qui se serait trop faite attendre, la foule est alors balayée de nom­breuses vagues d’émotions qui l’envoient val­ser en tous sens jusqu’à ce qu’après plus de trois heures de spec­tacle, l’artiste tombe à genoux, vanné et en même temps gon­flé à bloc. Comme jamais !

Dix ans plus tôt, après son concert à l’Aéronef, Saez était venu trou­ver la ving­taine de per­sonnes qui ne s’étaient pas pré­ci­pi­tées vers leur voi­ture pour évi­ter les bou­chons, et nous avait confié à quel point l’industrie musi­cale lui don­nait envie de vomir, son envie de tout lâcher. Dix ans plus tard, il a constaté sur scène que son pari sem­blait tenu, qu’il arri­vait à rem­plir des Zenith sans faire de pub, sans se pros­ti­tuer une seule fois dans une émis­sion de télé, sans accor­der la moindre conces­sion à une mai­son de disque. Lui qui a alterné les albums rock (limite grunge) avec des albums plus intimes et dif­fi­ciles d’accès. Lui, que beau­coup qua­li­fient de voix nasillarde, de poète au rabais, de gau­cho criard et si peu mélo­dique. Lui, a réussi ce qui semble être, si ce n’est unique au moins raris­sime, grâce à ceux qui le suivent depuis le début. A genoux, à nous témoi­gner une gra­ti­tude qu’il laisse paraître si spo­ra­di­que­ment, il m’a sem­blé sin­cè­re­ment ému.

Je ne suis ni anar­chiste, ni sui­ci­daire et revoir Saez après tant d’années alors que sa bulle de peine et de colère semble tou­jours plus inac­ces­sible, m’effrayait quelque peu. Entendre des midi­nettes reprendre les paroles qui les trai­taient de putes, m’a rendu per­plexe quant à notre pré­sence à ce concert. Puis enfin sont arri­vées les émo­tions que j’attendais, cette boule de tris­tesse et d’amertume qui vous pousse à vou­loir voir plus loin, à gar­der espoir quand notre société s’enfonce tous les jours dans un marasme plus pro­fond. J’ai testé pour vous Damien Saez au Zénith, et j’en suis res­sorti gon­flé à bloc, mû par un sen­ti­ment de rési­lience comme seules ses mélo­dies m’inspirent, prêt à sou­rire à ceux qui font la gueule à lon­gueur de temps et à tendre une corde à ce qui clament chaque jour qu’ils en ont besoin. J’en suis res­sorti plus géné­reux, vous voyez ? ;-)

Greg

Source : www.test4u.fr