" Jours étranges, c'est le journal intime d'un adolescent, un voyage entre moi et moi. (...) La portée de mes mots y donne une émotion presque picturale ". L'artiste halluciné conserve un regard lucide et analytique sur sa propre production, vaste champ de ruines qui déchaîne les passions d'un auditoire hypnotisé. "Jours étranges" est un album d'une inouïe qualité, qui plante le décor d'un univers singulièrement personnel. Journal intime, assurément, qui esquisse un réseau thématique à trois têtes, trajectoires abyssales de son être profond. Vue et écoutée au prisme de l'attention, la musique de Damien Saez cristallise trois combustibles distincts qui fournissent l'énergie génitrice de ce vaste édifice. S'entrechoquent, toujours mélancoliques, une intelligente portée sociale, une poésie stupéfiante (au sens d'illicite substance) et une généreuse et paradoxalement pudique mise en jeu de son douloureux être autobiographique. L'artiste bouillonnant est un écorché par la vie, un déçu de l'idéal. En témoigne sa vision grisâtre d'un monde désenchanté, réaliste œillade sur l'époque actuelle. Conception d'un gauchiste si extrême qu'il serait à présent au-delà du clivage anarcho-libertaire si rebelle qu'il ne croirait pas même en la révolte. Sclérosé par une foi en l'avenir qui moisit et croule sous le poids de l'infamie des hommes, inconsciemment admise par la plupart. "Sauver cette étoile", "Jeune et con" et "J'veux m'en aller" constituent à ce propos une trilogie sociale ("Soleil 2000" s'y joint et crée le social-mystique...) qui donne épisodiquement une belle vigueur, énergie du désespoir, à une production fondamentalement lancinante et dépressive. On y dresse un constat désabusé du monde tel qu'il se porte mal: guerre, misère, soumission des peuples, jeunesse inconsciente, mondialisation, intolérance...

" Et puis y'a ce gamin
Qui a le sourire aux lèvres
Mais c'est ça l'avenir... "

("Sauver cette étoile").

Court sursaut d'optimisme qui ne résiste que fébrilement à la réalité et ses obscures perspectives : " Y'a plus rien à foutre ici qu'être désespéré " ("Soleil 2000"). Lucide, Saez pousse l'intelligence de ses textes jusqu'à l'humilité, et ne propose évidemment pas de solution, s'englobant dans cette écervelée jeunesse. Pourtant...

Second champ d'expression de l'inépuisable musicien, la création d'une poésie qui lui est propre, si particulière à l'univers saezien. "Jours étranges", "Crépuscule", "Hallelujah", "Soleil 2000", "Petit prince" sont autant de titres qui relatent, après l'état des lieux, un état d'âme. Celui du flottement mental. Une étrangeté dépressive envahit l'espace musical et restaure, fonction première de la poésie, son rapport entre le moi et le monde. Sa prose opaque, truffée de métaphores, accède au statut spécifique de sensation. L'univers de Saez est hautement sensitif et produit effectivement une émotion picturale, presque virtuelle, cinématographique. L'image suscitée, hallucinatoire, est celle d'un voyage astral au pays de la poésie stupéfiante. Parallèle courant parmi ses obsessions, sa musique est un transport vers les baudelairiens paradis artificiels. Là-haut, tout n'est qu'ordre et beauté / luxe, calme et volupté... Saez y divague abondamment sur les thèmes qui le hantent et déambule dans ses visions fantasmatiques, " chevauchant son vélo volant " : pulsions suicidaires, repos dans la parenthèse droguée, désarroi face au destin, œdipe non-résolu... La planète Saez, parsemée de tombeaux et de croix, recèle un récurrent mysticisme en forte connexion avec la religion. Mais, ni dieu ni maître, Saez n'en retient que l'idée d'ailleurs, d'un au-delà meilleur (ou pas) où une seconde chance l'attend. L'artiste s'approprie ces croyances pour forger sa mythologie personnelle, librement peuplée d'anges, de démons et de princesse disparue. Recréant en somme un paradis perdu, troublé par la macération psychologique qu'il engendre :

" Moi, j'irai tuer mon père
Non, je ne suis pas un ange
S'il faut toucher la lumière
En ces jours étranges
On ira voir au clair de lune,
Voir si le diable veut danser
Si dans nos yeux brûle l'écume
De ses océans enflammés
Et puisqu'ici les dieux me condamnent
Au nom de qui, au nom de quoi
Viens trouver la paix.... "

("Jours étranges")

Cet espace de liberté débridée, bouffi par les traumas d'une âme en péril, se mue bientôt en échappatoire. C'est dans cet ailleurs-refuge que Saez fuit l'ici-bas. Et c'est l'autobiographie qui est aux sources de cette démission Au rayon des grandes douleurs, le poète maudit recense un père inconnu, un amour-passion perdu, des périples hallucinogènes, un astre qui l'a déçu. " Reste la drogue encore, pour nous enfuir... ". Les substances interdites, les légères volutes de fumée, sont le véhicule de son voyage astral et le passeport entre les deux mondes du sujet Saez. " Un voyage entre moi et moi ", confiait-il. Si l'ici-bas lui est aussi insupportable que son triste constat social l'indique, c'est encore et surtout parce qu'une être chère ne l'habite plus ("Amandine II", "Montée là-haut").

" Depuis que t'es montée là-haut
Les anges n'ont jamais été plus beaux
Depuis que t'es montée là-haut
Ici moi je me sens toujours de trop... "

La blessure originelle est enchâssée, sclérosée par cette réalité astreignante et la musique de Saez se charge d'être catharsis. Le salut dans la création pour un poète torturé. Dans son univers artificiel, cet entre deux mondes, le souvenir perdure. Ni vivante ni morte, l'Amandine idolâtrée accède à la mythification, pôle de neutralité complexe du carré logique de l'existence. Juste pour la forme " La portée de mes mots donne une émotion presque picturale ". L'artiste isole de lui-même, intuitivement, le rapport entre son univers et le monde de l'image. Ballet de formes, la musique de Saez s'avère hautement cinématographique et les interférences abondent autour de figures typiques de sa production. Si la peinture est lourdement convoquée, sa présence n'y est que référentielle, et ne s'affiche pas comme une composante essentielle. En revanche, de nombreux ponts formels et figures récurrentes lient l'univers saezien, dans sa chair, au cinéma. La première connexion qui se dégage est commune aux versants littéraire, musicologique, et pictural de ses chansons: les textes de Saez et leur agencement mettent en avant un jeu sur le raccord, a priori réservé aux morceaux à dominante sociale. Les lignes mélodiques sont au choix organisées ou désorganisées (selon qu'elles choisissent fluidité ou rupture) en syntagmes dont les entrées répétées utilisent le même mot. "Jeune et con" met en place un jeu interne sur le mot " encore ", qui non seulement orchestre la ligne brisée du morceau, mais encore décuple, par ses répétitions ostentatoires et consciemment distillées, son impact sémantique: Il rend palpable l'aliénation. Le procédé est repris, à plus grande échelle encore, dans "J'veux m'en aller". Ici, le premier couplet voit chaque vers débuter par le même mot: " encore ". Le second oublie ce jeu de raccord appuyé, puis renoue in extremis avec lui pour échafauder une structure en boucle. Eriger cette figure au rang de signifiant récurrent est une pratique des arts " articulés ". Ici est le lien entre la musique de Saez et le cinéma. Dans l'élaboration d'une image, sur la durée... Il y a en outre chez notre poète une utilisation très courante de la fracture. Ces breaks musicaux, internes aux chansons ou simples interludes mais toujours pauses voluptueuses, sont souvent prétextes à d'aériennes envolées lyriques où le souffle de son univers disloque la réalité. Lors de ces parenthèses débridées, Saez joue de sa voix sur tous les tons que lui accorde sa tessiture (et ils sont nombreux...). La musique se fait moins palpable, comme venue d'outre-tombe. "Hallelujah", qui trouve le paroxysme de ces transports hallucinatoires, donne la clé : " on plane sur un air d'amour ". Ce vers à double-sens contient en germe le fluide qui régit l'univers saezien. L'invitation au voyage... L'air n'est pas seulement musical, mais aussi souffle porteur, véhicule astral. On retrouve l'ailleurs onirique de l'artiste flottant au gré d'une vague faculté d'apesanteur, insouciance qui soulage le torturé terrien. "Petit Prince", "Montée là-haut", "Crépuscule" et "Hallelujah" présentent ces caractéristiques. Explicitement figuratives et donc cinématographiques, les visions créées par ces transports cristallisent les hallucinations stupéfiantes de leur créateur, peintre et poète. Les paradis artificiels ou l'enivrante spirale de la déconnexion. Ces breaks ne sont pas pour autant uniquement picturaux et jamais signifiants. Au contraire, ils préparent toujours une reprise qui n'en est que plus forte. Déréalisés et hypnotiques, ils sont même une source d'informations cryptées. Les sons électroniques côtoient des voix synthétiquement déformées qui reprennent des bribes de vers ou exhalent de lointains murmures et chuchotements mystiques. Incarnant, matérialisant la perception pervertie d'une oreille opiomane. Intention de l'auteur ou fantasme de l'auditeur, on croit entendre dans le break de "Montée là-haut" une précieuse combinaison. " Amandine, you have touch me ". Voix robotisée, déformée, saturée, utilisation de l'anglais, Saez donnerait à qui sait l'entendre la clé d'un texte dont l'énonciation élude pudiquement son destinataire. A qui croit l'entendre.

Saeznarisation musicale

Assurément, l'homme travaille ses textes et certains sont mêmes spécialement scénarisés.

Cette scénarisation, qu'elle concerne les chansons ou ses apparitions sur scène, est précisément une nouvelle mesure de sa musique en saez millimètres. C'est d'abord une utilisation subtile du coup de théâtre final où la substitution d'un mot, l'adjonction d'un couplet, font muter la portée du texte. "Sauver cette étoile" en fait un usage pervers. " Quel est l'avenir en Yougoslavie ? ": Saez pose une question, innocente, sans donner de réponse ni insister. La fin du morceau reprend le vers pour le modifier: " Mais y'a pas de pétrole en Yougoslavie... " Les vers se font écho et l'artiste donne indirectement un élément de réponse.

Le troisième terme du syllogisme (donc, y'a pas d'avenir en Yougoslavie...) est laissé en suspens, inhérent à l'esprit de l'auditeur. Manipulation scénaristique. Le procédé est repris pour mettre en place une réelle mystification avec "Hallelujah". La chanson, d'une durée classique, se résume en fait à deux couplets, séparés par un break hallucinatoire :

" Maman m'a levé ce matin
Ou c'était peut-être demain
Je ne sais plus vraiment
La nuit s'allume doucement
Et mes yeux s'ouvrent lentement
Comme deux bougies dans le vent
Chevauchant mon vélo volant
A toute allure, je tue le temps...
Hallelujah.... "

Ce premier couplet peint un univers féerique où le véhicule astral, souffle porteur ou vélo volant (l'image mentale est inévitable...), affranchit distance et temps (" c'était peut-être demain "). Nouvelle plongée dans ce fameux entre-deux mondes, ailleurs saezien qui lui sert d'échappatoire. Suivent moult "Hallelujah " incantatoires tant mystiques qu'hallucinés, jusqu'à ce que la reprise vienne briser le mouvement aérien de l'envolée lyrique :

"Si seulement c'était réel
J'verrais combien la vie est belle
Si je sortais du lit
Et je suivrais les hirondelles
Loin de cette chambre d'hôtel
Où je finis ma vie... "

Du paradis artificiel nous sommes brusquement bannis, lorsque sa nature fausse est dévoilée. La féerie laisse place à un spleen tout baudelairien, âpre et âcre, qui contraste fort avec le précédent univers. Scénario de dévoilement basé sur le signifiant ultime. A l'opposé se trouve "Rock'n roll star". Le morceau obéit pourtant à un schéma tout aussi scénarisé, fictionnel, qui crée et manipule un personnage. Ducon, patronyme symbolique et généralisant, drague une fille (" Salut poupée comment tu vas ? "). Raconte sa vie et aligne les clichés risibles jusqu'au dernier vers, signifiant ultime, qui concrétise la situation (" Attends-moi aux toilettes, j'arrive "). Contrairement à ses autres morceaux, Saez inscrit celui-ci dans un lieu [une boîte ou quelque chose comme ça...] et dans la durée [entre l'intro-rencontre et la chute] et fait de ce moment un monologue distancié. En nommant son personnage, il désamorce son texte et l'aiguille vers la parodie.

Scénario de comédie. Le cas d'"Amandine II" est similaire quoique plus complexe. C'est ici la musique qui dément le texte. Les mots décrivent sa dépression lorsque les notes valsent vigoureusement. C'est qu'Amandine II représente un moment de la dépression : celui de l'énergie du désespoir. Cet instant délicieux où l'amoureux au cœur déchiré perd la conscience et retrouve le sourire dans l'aliénation.

" Et ce putain de monde peut bien cramer
Et les drogues peuvent bien me faire planer
Jamais je ne crèverai sans toi
Jamais je ne crèverai sans toi... "

Ces derniers vers à la diction appuyée, à la chute répétée, cristallisent un inconscient et jubilatoire sermon de fidélité aux fantômes. La distanciation est alors bien plus forte que pour "Rock'n roll star" : c'est un déplacement de l'état des lieux à l'état d'âme, dans un même corps musical. Toute cette volonté de scénariser, de travailler sa création, Saez la décuple lorsqu'il s'agit de se donner en spectacle. Le concert a sa propre histoire, entre préparation et improvisation. On l'a vu feindre trois fois consécutives un salut final, juste pour mieux revenir. On peut lire sur ses vêtements " J'veux qu'on baise sur ma tombe ", y voir un majeur dressé ou encore un hommage à sa mère. Sa scène est décorée de sa propre mythologie: cierges et anges... Saez aime dérouter son public en inversant des couplets, des vers, en changeant des mots. Il ajoute encore des introductions, reprend des classiques, crache, sue, invective... Ce jeu de scène corporel et artistique est simplement le folklore du poète devenue animal en live. Histoire de scénariser chacune de ses apparitions.

Une griffe auteuriste

Saez, de toute évidence, se distingue des autres chanteurs parce qu'il n'écrit pas seulement des textes, mais crée un univers. Ce n'est pas un simple technicien de l'écriture, mais encore un poète torturé dépositaire d'une galerie d'images et de sons provenant de son âme. Infiniment plus proche de Baudelaire que d'Obispo (il a d'ailleurs mis en musique un somptueux texte extrait des Fleurs du Mal: "Delphine et Hippolyte". Et rien d'Obispo...). Il se met en jeu et devient à proprement parler un auteur. C'est à dire celui qui construit une œuvre dont chaque opus est lié à son univers, dont chaque livraison témoigne des mêmes obsessions abordées différemment... La griffe Saez, déjà largement aiguisée, se pare de richesses supplémentaires lorsque l'on considère le rapport que l'artiste entretient au temps.

On notait plus haut des jeux de raccord sur le mot "encore " dans deux chansons. Il faut y ajouter une utilisation récurrente dans trois autres. Elles prêtent tour à tour à ce terme obsédant un statut différent. La sémantique double (sens temporel et quantitatif) enrichit sans cesse sa connotation. Appliqué à l'ici-bas, le terme évoque l'aliénation, ou une certaine idée de la triste répétition, du désespoir ("Jeune et con", "Sauver cette étoile", "J'veux m'en aller"). Appliqué à l'ailleurs saezien, il évoque la délectation quasi-orgasmique de l'instant ("Crépuscule"). Saez " rêve juste de rêver / Juste de quoi rêver encore ". Le bonheur tronqué appelle sa nostalgie et son artificielle recréation. Le rapport torturé de l'artiste au temps réside donc dans la fracture. Rien d'étonnant alors à ne trouver, dans les deux textes qui s'adressent à l'être perdu ("Amandine II", "Montée là-haut"), nulle trace du mot " encore ". Car c'est le mot " jamais " qui jalonne ces deux textes. Appliqué, là encore duellement, à l'oubli impossible (" Jamais je ne crèverai sans toi ") puis à la quantification d'une détresse inexprimable (" Le ciel ne sera plus jamais aussi noir qu'il naît aujourd'hui "). Bouclons le tour d'horizon du temps saezien: "Petit prince" introduit l'idée de finitude et conclut l'album dans un adieu paisible à la terre, le souffle de la fin: " Et que la paix nous sauve ENFIN ". Encore, jamais, enfin. Si l'univers de Saez est si atemporel et aérien, c'est que son rapport au temps s'est bel et bien bloqué en un moment qu'il n'a de cesse de rêver recréer ou regagner. L'instant précédant celui d'une disparition.

En cette fracture du myocarde réside l'essence, le souffle créateur de l'auteur de "Jours étranges". A la tête d'un univers si personnel qu'il contamine la référence: "My funny valentine", seule reprise de ce premier album et célébrissime standard jazzy, est subtilement " saezisée " par des sons électroniques qui se font perversement oublier. L'auteur griffe tout ce qu'il caresse... Cette focalisation auteuriste engendre un réservoir d'images et de sens proche des visions fébriles de Lynch, de l'imaginaire fantasmatique de Gilliam, des angoisses de Cronenberg, de la volupté esthétisée d'Adrian Lyne, de l'onirisme symboliste de Bunuel. C'est d'ailleurs un film manifeste de la pensée surréaliste qui vient à l'esprit lorsqu'on scrute l'univers du génie: "Peter Ibbetson" (Henry Hattaway, 1935). Condamné à la détention perpétuelle, un amoureux transi découvre qu'il peut rejoindre la femme aimée dans ses propres rêves. La foi en l'amour renverse barreaux et murailles et l'ailleurs onirique, cet entre-deux mondes, devient espace de rencontre virtuelle. L'univers saezien n'a jamais eu la prétention d'être autre chose que SON univers, fuyant l'ici-bas pour gagner l'au-delà, empruntant les voies enivrantes de la métaphysique cocaïnées.

Nicolas BAUDRY