Tout juste six mois après son triplement merveilleux Messina, Damien Saez envoie le CD Miami au devant des bacs. La productivité de cet artiste est tout aussi impressionnante que son acharnement à faire scandale : pour la deuxième fois, la RATP a censuré la pochette de l'album pour une question de décence. La femme représentée ici n’est pas installée dans un caddie et ne présente qu’une petite partie de son anatomie, en revanche l’objet qui cache son fessier est problématique puisqu’il s’agit d’une Sainte Bible. Plutôt que de voir dans cette photographie un prétexte intéressant pour s’interroger sur les paradoxes d’une société dionysiaque où la religion est détournée de ses fins premières, certains préfèrent garder l’esprit obtus. Au dos de l’album et sur les affiches qui annoncent des concerts de folie, c’est un cocotier-phallus entièrement recouvert de dollars qui est représenté. Au moins, plus personne ne peut accuser arbitrairement Saez de misogynie étant donné qu’il a pris soin d’instaurer une certaine parité dans l’obscénité.

La plupart des chansons de Miami ont été composées à la même époque que celles de J’Accuse, et les deux albums sont clairement dans la lignée l’un de l’autre. La discographie de Saez s’apparente schématiquement à une route où les doubles et triples albums empruntent la voie des poids lourds, réservée aux œuvres belles et mélancoliques. Les albums simples, quant à eux, restent sur la voie rapide où circulent les disques enragés et cinglants. Dans cette catégorie, Miami ne carbure pas assez pour dépasser le bolide J’Accuse, mais il demeure un champion de l’outrance. A l’image d’une certaine frange de la société américaine dont le portrait est brossé avec cynisme dans la chanson éponyme, ce disque va si loin dans l'excès qu'on en rit. « Miami », passée sur les ondes et parvenue aux oreilles de millions d’auditeurs qui n’ont pas forcément tous saisi l’omniprésence du second degré, mériterait un Prix Ig Nobel de littérature : « et je fume le cynisme à mes doigts des cigares de Cuba que j’enfonce au profond de tes cuisses qui saignent ». Et encore, cela reste relativement sage : Christine Boutin n’a sans doute pas écouté « Les Infidèles », sinon elle aurait fait un malaise fatal cette fois-ci. Saez est capable d’écrire des textes poignants et sublimes, ou bien réfléchis et intéressants, mais aussi de balancer des paroles crues et franchement dégueulasses.

Il faut garder à l’esprit que Miami précède Messina dans sa réalisation, autrement on pourrait croire que Saez y entame une phase de déclin artistique. En effet, ce disque est loin d’être mauvais mais n’a pas la classe de ses prédécesseurs. Les deux extrémités de l’album souffrent les premières de cette baisse de qualité : Saez nous avait habitués à établir un premier contact et à prendre congé avec des chansons saisissantes ou écorchées vives. Or, « Pour y Voir » laisse un peu l’auditeur sur sa faim et fait pâle figure auprès de « Debbie », « Varsovie », « Jeunesse Lève-Toi », « Les Anarchitectures », « Fin des Mondes » et « Marianne ». Quant à « Que Sont-elles Devenues », elle se ridiculiserait presque à côté de « Kasia », « Tricycle Jaune », « A Nos Amours », « Rois Demain » et « Châtillon sur Seine ». Ce ne sont pas des affirmations polémiques comme « je me douche au napalm » ou « je deviens communiste » qui vont changer grand-chose. Deux autres morceaux sont assez décevants : le riff qui introduit l’électrique « Cadillac Noire » ne promet rien de mieux qu’une médiocre parodie de rock américain sudiste, et l’acoustique « Rottweiler » échoue à retrouver la beauté intimiste de Varsovie/L’Alhambra/Paris. En outre, Damien Saez se plagie lui-même sur certains vers qui deviennent donc assez superflus au regard de sa carrière.

Cela donne la fâcheuse impression que Saez n’a pas concocté cet album sans arrière-pensée : cela lui a permis d’écouler certaines chansons qui ne trouvaient pas leur place ailleurs. Cependant, les moments les moins inspirés demeurent acceptables, et cela laisse trois cinquièmes de très bonnes chansons au total. De la numéro 2 à la numéro 6, ce que l’on écoute n’est autre qu’un régal ininterrompu de rock alternatif français. Côtoyant d’autres genres comme la dance et l’électro, ces chansons valent autant pour leur énergie que pour leur originalité. Guitare électrique et batterie y ont la part belle et constituent la matrice de morceaux entraînants aux structures irréprochables. L’anaphore interminable de la bilingue « Des Drogues » ferait presque penser que la musique se suffit à elle-même davantage que les textes. En dépit de leur côté rentre-dedans et satyrique à souhait, les paroles conservent en fait leur poésie primordiale. « Le Roi » rappelle « L’Homme Pressé » de Noir Désir, dans laquelle on pouvait d’ailleurs entendre « je suis le roi des rois », mais les métaphores y sont typiquement saeziennes. La meilleure du lot est « Rochechouart », qui nous emmène sans façons sur sa rythmique binaire pour nous faire découvrir Paris sous un jour inédit. Avec des vers comme « il est cinq heures, les éboueurs vident les cœurs des villes en pleurs », Damien Saez se hisse au niveau des grands poètes qui l’inspirent.

Enfin, impossible de parler honnêtement de Miami en faisant l’impasse sur la perle inattendue qui occupe l’avant-dernière position. « No More » aurait très bien pu être composée et chantée par Eddie Vedder et figurer dans le film Into the Wild. Cette chanson torturée au refrain magnifique prouve que Damien Saez peut manier la langue anglaise avec une acuité remarquable. Lorsqu’il aura épuisé toutes les ressources de la langue française, un tel virement pourra être une alternative plus intéressante qu’un essoufflement ennuyeux. Cela dit, on ne peut espérer mieux pour le futur qu'un Saez adulte qui nous émeut par sa poésie française comme sur l'album précédent, tout en conservant son identité rock. Comment pourra-t-il continuer à hisser l'insolence plus haut alors qu'il a déjà déclaré "je pisserai sur vos tombes j'y cracherai j'y baiserai" et "je suis le führer" ? Pour l'heure, on attend la suite de Miami avec moins d'impatience que la suite de Messina.

MrMoonlight

Source : www.destination-rock.com