Six mois après le triple album Messina, Damien Saez sort un Miami cru, radical et halluciné. Un disque qui ne va pas réconcilier fans et détracteurs de ce chanteur peu commun, libre et intègre.

Il peut agacer, avec ses postures d’éternel rebelle postadolescent. Saez s’en moque, poursuit sa route avec une intégrité viscérale. Totalement libre, puisqu’il s’autoproduit et refuse de jouer le jeu médiatique: on ne le voit pas à la télé, très peu dans les journaux. Ce qui ne l’empêche pas de remplir les salles.

Saez vit sur disques et en concert. Alors écoutons-le, pour constater que dans la chanson-rock française actuelle, il se situe largement au-dessus du lot. Même quand il sort un album en retrait, comme ce Miami, qui n’a pas l’ampleur ni le souffle de Messina, triple album sorti il y a six mois. Même si ses détracteurs vont à nouveau le traiter de sous-Noir Désir.

Bien qu’il ne se montre guère dans les médias, Saez a fait parler de lui ces derniers temps: comme pour J’accuse (lire ci-dessous), l’affiche tirée de la pochette de Miami a été interdite en France. Une bible posée sur des fesses, non, décidément, ce n’est pas possible. Et tant pis si elle avait le mérite d’être claire. De toute manière, il devait s’y attendre et on aurait beau jeu d’y voir une manière d’utiliser un système qu’il dénonce.

Bref, parlons musique. Qui, ici, apparaît directe, sans fioriture, taillée pour la scène. Qui parle aux tripes plutôt qu’à la tête. «Si je le compare avec le disque d’avant, c’est comme aller au McDo après avoir fait un pot-au-feu chez soi», déclarait-il récemment à L’Humanité. Pas de Fils d’Artaud ni de Meurtrières, mais des Infidèles («J’piss’rai sur vos tombes, j’y cracherai, j’y baiserai»), un Rochechouart où «on finit tous en overdose». Nous voici le plus souvent du côté de J’accuse, de la dénonciation frontale, voire simpliste, guitares cinglantes et voix acérée.

Vulgaire comme la vie

A l’heure où la notion d’album ne signifie plus grand-chose, Saez continue à travailler à l’ancienne, en proposant des albums concepts. Autrement dit: des disques qui ne prennent leur sens qu’en les écoutant du début à la fin, dans l’ordre. La moindre des choses pour le respect de l’auteur: aurait-on idée de lire un livre autrement? Ecouté ainsi, Miami forme une balade hallucinée à travers un monde de drogues, de partouzes, de dancefloors et de Cadillac où claquent «des strings sur le cul des bimbos».

La ville devient symbole des dérives d’une société de consommation que fustige Saez.

Comme un pivot, au cœur de ces 48 minutes (c’est court pour un chanteur qui nous a habitués à des torrents de lyrisme…), la chanson Miami. Avec ses mots crus, sa dénonciation radicale. La ville devient symbole des dérives d’une société de consommation que fustige Saez. Là-bas, «les chattes ont le sourire / et leurs culs, quoi en dire?» Vulgaire? Sans doute, mais pas autant que les «golden boys et vendeurs de tapis» qui ont la cote auprès des «sacs à viande». Violent? Bien moins que ce monde «qui ne doute de rien / du plastique dans les seins».

Retour en douceur

Après cette acmé, la descente. Le roi montre encore un Saez plus enragé qu’engagé, qui dénonce le cynisme de ceux qui ont «les dents blanches au bout des doigts» et le monde à leurs pieds. C’est cru et puissant, tout comme l’hypnotique Des drogues.

Pour atterrir en douceur, l’album se clôt avec trois merveilles plus calmes dont un titre en anglais (No more). Qui confirme que, décidément, Saez est capable de donner des frissons avec trois fois rien. Et que, paradoxalement, il se révèle plus puissant en version dépouillée, «avec la rage en dedans», comme dirait Higelin.

Ne reste plus qu’à conclure avec les mots nostalgico-mélancoliques de Que sont-elles devenues? Magnifique titre bluesy, qui pose une question à laquelle Saez a répondu en tendant ce miroir désolant de notre société malade: «Que sont-elles devenues / les promesses et les vies / qu’on a rêvées un jour…»

Damien Saez en trois étapes essentielles

Jours étranges (1999)

La révélation. Un titre change tout: le premier du premier album. Dès les premiers mots: «Encore un jour se lève, sur la planète France / Je sors doucement de mes rêves…» Avec Jeune et con, Damien Saez, 22 ans, fait entendre une voix à part. Un ton résolument rock, de préférence du côté écorché, une vision désabusée de la société et de la jeunesse actuelle (qui ne va pourtant pas tarder à l’idôlatrer). La critique évoque d’emblée Noir Désir (que Saez affirme, avec un brin de snobisme, n’avoir jamais écouté) et Raphaël, comparaison qui ne va pas durer. Mais ses compositions et ses textes rappellent surtout que cet ancien élève du Conservatoire vient du piano classique et qu’il vénère Brel et Ferré. Des chanteurs à tripes, qui ont le lyrisme fiévreux et la rage à fleur de peau.

Varsovie – L’Alhambra – Paris (2008)

Le chef-d’œuvre dépouillé. Saez a refusé de surfer sur le succès de Jeune et con. En 2002, le double album God blesse déconcerte par la diversité de ses atmosphères, entre rock, electro, ballades au piano… Après Debbie (2004) au rock plus pur, il quitte Universal pour retrouver sa pleine indépendance. Avec raison: il sort Varsovie – L’Alhambra – Paris, un triple album acoustique, triple chef-d’œuvre épuré jusqu’à l’os. Déchirant, Saez évoque une rupture, des voyages et des espoirs, avec une grâce fragile et une intensité que la chanson française n’avait plus connues depuis longtemps. Même si Paris est un peu plus arrangé, l’essentiel reste cette voix sur un fil, ce sens de la mélodie imparable et ces mots à la fois simples et emplis de références littéraires. Pur bonheur.

J’accuse (2010)

Retour à la révolte. Après un album en anglais (A lovers prayer) sous le pseudonyme Yellow Tricycle, Saez revient en force avec J’accuse. Quatorze titres au cordeau, où brille en particulier Marguerite et «son prénom à la con». Au-delà de la référence à Zola, l’album fait parler de lui par sa pochette: reprise en affiche, elle est censurée parce qu’elle présenterait «une image dégradante de la femme»… alors que c’est justement ce qu’elle dénonce. La chanson-titre sonne comme un manifeste. Cinglant, furieux: «Oh non l’homme descend pas du singe / Il descend plutôt du mouton.» Dans le genre révolte postadolescente pleinement assumée, difficile de faire mieux. Les fans adorent: en concert, ils hurlent «il faut foutre les portables aux chiottes», avant de vite vérifier qui a laissé un message sur leur i-Phone 5.

Eric Bulliard

Source : www.bloglagruyere.ch