Face aux lecteurs de Phosphore, Damien Saez se met à nu

Quand on a su que Saez sortait un nouvel album, on s’est démené pour le rencontrer. Mais, vous le savez peut-être, le garçon n’aime pas beaucoup la promo. Pour Phosphore, il a fait un effort. Il nous a donné rendez-vous à Paris, chez Alias, son tourneur depuis sept ans. Une place forte de la musique en France, avec partout des affiches de concerts aux murs. Dont celles de Damien, bien sûr. On nous a offert le café, dans un petit salon fumeur. Et… l’attente a commencé. « L’artiste arrive », nous répétait-on. Bon. Quarante minutes plus tard, Saez débarquait, à peine réveillé, les cheveux ébouriffés, habillé avec ce qu’il avait sûrement trouvé au pied de son lit… Il était tendu, parlait lentement. Deux cafés –et bien des cigarettes – plus tard, l’entretien s’envola. Pour chacune de vos questions, l’artiste a pris du temps : il vous trouve… vraiment intéressants. A la fin de l’interview (deux heures quand même) on s’est claqué la bise. Et tout ça, grâce à vous ! Vos témoignages l’ont vraiment touché…

Damien Saez revient, et il est en colère. Dans J’accuse, son nouvel et sixième album de rock pur jus, il brûle tout : le boulot à l’usine, le chômage, l’exploitation des corps, l’argent, les médias, la discipline, la mode, les politiques… Quatorze titres, quatorze boules de feu. Même les lycéens en prennent pour leur grade (écoutez la chanson Les Cours des Lycées !). Mais avec Phosphore , il s’est posé. Il a écouté avec intérêt vos témoignages et il a accepté d’y répondre. Serein.

Léa, 14 ans : « L’image de son nouvel album est bizarre. A la fois ça accuse – c’est écrit en haut – et, en même temps, je sais pas : la femme est nue, elle porte des talons hauts… ça interpelle, je trouve. Cela dénonce le non-respect des femmes, c’est une cause, c’est bien. Or, si on regarde vite, on croit que c’est le contraire »

La réponse de Damien Saez : « Ce que dit Léa se tient, elle ressent bien les choses, puisqu’elle reçoit la photo avec son titre « J’accuse », qui est également une chanson du disque. Cette photo pose un problème à tout le monde, elle a d’ailleurs été censurée dans le métro de Paris. Elle n’est ni obscène ni sexuelle (c’est juste un nu), mais la mise en scène gène. Cette photo choque, car elle reflète une idée que les gens refusent de regarder en face : la société d’aujourd’hui veut que l’individu, et particulièrement la femme, soit réduit à un bout de viande dans un Caddie. Tout individu qui naît sur Terre est pris en otage par la société de consommation. On ne peut accoucher aujourd’hui que d’un objet de consommation : voilà ce que je dénonce. Cette image fait miroir, donc elle fait mal. Qui a envie de se regarder dans la glace quand ça fait mal ? Pourtant, cela pousse à la réflexion. »

Manon, 16 ans, en 1ère L : « J’écoute très souvent la chanson J’veux m’en aller, sans doute parce que Saez y parle des lycéens, et pour cette phrase : « J’veux pas crever dans cette inhumanité ». Je l’aime parce que c’est un cri que j’ai souvent eu envie de pousser. On vit dans une société qui nous condamne à l’individualisme, à une routine abrutissante. Parfois, on se sent écœuré, tout petit, inutile… On voudrait secouer les gens et les mettre face à leur indifférence, mais on n’as pas assez de cran, ou pas assez de mots. Alors, cette phrase me rassure parce qu’elle me rappelle que je ne suis pas la seule à me « prendre la tête » avec ça, à me sentir perdue au milieu de principes avec lesquels je ne veux rien avoir à faire. »

La réponse de Damien Saez : « Ce que j’ai envie de dire à Manon, c’est que le passage de l’enfance à un état plus consciente de son environnement est difficile et crucial. Il faut essayer d’exprimer son « je » personnel du mieux qu’on peut, car c’est finalement le seul but de la vie. Et ce n’est pas parce qu’on crie qu’on n’est pas en vie… bien au contraire ! Ce sont justement les individualistes qui vivent une mascarade. J’ai deux frères, dont un au collège : il est obsédé par l’avoir, il est devenu le « client roi ». C’est pathétique. Manon va très bien, contrairement à ce qu’elle pense. Elle a plus de chances de terminer heureuse que quelqu’un qui ferme les yeux sur ce qu’il se passe autour de lui. La vie, ce n’est pas ce qu’on veut nous faire croire. Ce n’est pas forcément une galère. La société est fondée sur la peur de l’étranger, la peur de son propre avenir… Mais les choses ne sont pas impossible, et il faut en être convaincu pour qu’elles se réalisent. C’est ce qui m’est arrivé : mon seul talent a été, après le lycée, d’avoir le courage de me dire « Je peux » et « Je vais ».

Guillaume, 20 ans, étudiant en hôtellerie-restauration à Angers : « Certains de mes amis sont fans de Saez, mais beaucoup moins que moi. Les autres, ma famille notamment, n’aiment pas trop, car ils trouvent qu’il geint sans arrêt. »

La réponse de Damien Saez : « Je comprends que je puisse faire cet effet-là aux gens ! Beaucoup aiment une musique qui s’entend sans s’écouter vraiment. Ma musique, c’est sûr qu’on ne peut pas la mettre en fond sonore, lors d’un repas familial : elle va forcément taper sur les nerfs des convives ! J’ai envie de citer en exemple deux chanteurs que j’adore : Brassens, qu’on peut mettre en fond, car il est toujours sur la même ligne mélodique et ne déclame aucun de ses textes. Et Brel, avec lequel on ne peut pas faire ça sans que son lyrisme et ses jérémiades ne nous émeuvent, dans un sens ou dans l’autre. Mais ce sont juste deux façon différentes de faire de la musique. De mon côté, c’est clair, je ne fais pas des chansons pour qu’elles plaisent aux familles. »

Angélique, 16 ans, fait de l’escrime en compétition à Naintré, dans la Vienne : « Les plus belles chansons de Saez sont pour moi J’veux m’en aller, Montée là-haut, J’veux qu’on baise sur ma tombe, A ton nom. Je ne saurais dire pourquoi ce sont ces musiques-là que je trouve les plus belles, mais ce sont celles que je peux écouter en boucle. Elles sont tristes et obscures, et pourtant elles me font énormément de bien quand je les écoute. »

La réponse de Damien Saez : « Mes textes sont comme des testaments. Lorsqu’on écrit, il faut le faire pour soi. C’est en faisant cela qu’il y a une chance de toucher les autres. Et qui aime suit. Si on écrit pour les autres, on ne fait que des discours. Ce n’est pas le grandiloquent qui me touche, mais l’intime, car cela permet d’entendre de façon différente ce que l’on pense soi-même. Les chansons dont parle Angélique sont les plus intimistes, comme par hasard. Quant à leur caractère triste et obscur, c’est quelque chose qu’on m’a souvent dit. Mais il faut savoir prendre les choses tristes comme des exutoires. Pleurer fait souvent beaucoup de bien. Cela permet de survivre quand c’est trop dur dans la tête. »

Alexis, 25 ans, étudiant en anthropologie : « Je suis très admiratif de son style d’écriture de la période Debbie (le troisième album de Damien Saez, sorti en 2004, ndlr), où chaque mot est soigneusement choisi et placé de façon minutieuse. C’est sublime, cette oscillation permanente entre le « je » et le « tu »… Tout au long de l’album, Saez nous déroule des textes passionnés où il s’adresse directement à quelqu’un : « Tu y crois toi ? » , « Tu m’enivres », « Peu importe ton nom ». Et forcément, en face, il y a le « je », encore plus direct, personnel : « Je t’invite au combat et toi tu me dis oui », « Je serai l’accident sur le bord de ta route ». Il y a comme une sorte de relation fusionnelle entre deux personnages dans cet album, on a presque l’impression qu’il y a « je », « tu », et le reste du monde qui s’efface autour, pour ne laisser que « nous ». Là où d’autres chanteraient « J’ai encore rêvé d’elle », Saez chante « Tu ressembles à ce rêve que j’ai fait avec toi ». Là où d’autres décident de parler de quelqu’un à leurs auditeurs, Saez choisit de parler directement à cette personne.

La réponse de Damien Saez : « Je m’y retrouve complètement. Alexis décrit parfaitement ce qui se passe dans Debbie. Quand je fais God Blesse (son deuxième album, sorti en 2002, ndlr), je capture un moment de ma vie, l’écriture est rapide. Dans Debbie, il n’y a aucun texte écrit en dix minutes, ils ont tous pris quatre mois. C’est cela qu’Alexis ressent : le travail. Et cette démarche a forcément le défaut de sa qualité : l’album est esthétisé, il évolue dans un registre entièrement poétique. God Blesse.peut être entendu comme on regarde un documentaire ; Debbie est un film vraiment écrit. Quel est le plus intéressant ? Je ne sais pas… On n’est plus dans les mêmes grains. Mais l’explication de texte d’Alexis me fait vraiment du bien, car Debbie a représenté un an et demi de ma vie, à ne plus dormir… C’est super ! Merci Phosphore ! »

Anne et Julien