L’auteur de «Jeune et con» hurle encore pour se faire entendre, publiant un triple album où l’époque s’observe entre indignation, colère noire et postures adolescentes

User ses nerfs sur la société de consommation, les politiques «tous bidon» ou une industrie du disque moribonde: c’est à vous crever une carrière. Pas pour Damien Saez, curieusement. Plus de quinze ans après «Jours étranges» (1999), l’indigné défend cette fois un projet plurimodal: «Le Manifeste», itinéraire poétique programmé durant une année où, au gré des villes traversées, seront publiés chansons, textes, vidéos ou photos formant une manière de journal à vif.

Ambitieux? On ne dit pas. D’autant que la chose s’accompagne ces jours d’un album faste et d’un projet cinématographique «work in progress» progressivement dévoilé. Entre vindictes et spleen sanguin, on redoute toutefois que cela fasse beaucoup à digérer.

Première rencontre

De notre première rencontre avec Saez, on se souvient d’un moment embarrassant au Paléo. Le single «Jeune et con» tournait en rotation lourde sur les FM. En lieu et place des hérauts braillards du rap hexagonal, les médias s’entendaient alors pour ouvrir leurs salons à ce talent, 23 ans, dont on disait qu’il la chantait vraiment juste, la colère supposée de la jeunesse pré-«Millennials». Sollicité, l’écorché acceptait le principe d’une interview radio. Mais sans daigner y décrocher un mot. Punk? Non, immature, plutôt.

Prétendre à précipiter l’avènement du Grand soir en torpillant un entretien live ou, plus tard, en s’excitant bonnet vissé jusqu’aux yeux contre le système capitaliste durant une édition des Victoires de la musique, ça amuse tout au plus les braves gens. Guère davantage. «La subversion, nous confiait Iggy Pop peu après, ça consiste désormais à rester assis, vêtu, et calme.» Clairement: Saez n’a pas retenu la leçon.

Alors rien…

Pour autant, et malgré son obstination à jouer les têtes dures à force d’épate, d’indignation crue ou de plaies ouvertes exhibées, on s’accrochait. Mélodies somptueuses parfois, récits déchirants, souvent: le Dijonnais d’adoption disait seul et avec une honnêteté douloureuse toute l’angoisse qu’il y a à avancer dans une société épuisée. Un espace sécurisé pareil à un enclos où, selon lui et en synthèse, la culture recule quand, pour direction, n’est offert que d’acquérir des trucs.

«J’me ballade dans les grandes surfaces, J’ai pas assez mais faut payer, Je cours au gré des accessoires, Et des conneries illimitées», chante-t-il dans «J’accuse» (2010). Bien. Mais soudain, marre. L’industrie aime la rébellion lyophilisée, comme l’on sait. Pas les obstinés. «Vous êtes en rogne, jeune homme?» Saez à dégager!

Lassitude

La porte des majors maintenant verrouillée. Les médias boudés. Les scènes des grands rassemblements tenues hors de portée depuis des sorties malheureuses, sinon sottes, malgré leur théâtralité; Saez lassait finalement jusqu’à ses supporters d’hier à force de cogner à vide contre, parmi d’autres, le Ministère français de la culture, «l’Hexagone acculturé», le divertissement populaire, tout ça… Et alors? Alors rien. Alors «quel dommage»!

Car pour confondre provocation grège et lutte menée pied à pied, l’auteur de «Peuple manifestant» (2016) servait sans le réaliser (ou l’admettre, mais c’est la même chose) le cirque qu’il s’époumonait à condamner, jurait-il, mais que d’autres avant lui avaient autrement plus férocement dénoncé. «Quand la culture, en plein effondrement, sera couverte de souillures, écrivait Bertolt Brecht, un véritable dépotoir d’immondices, alors elle pourra être prise en charge […] dans le même état que la production: en ruines.»

Artisan fort en gueule

Saez connaît-il ces lignes? On devine qu’il s’en fout éperdument. Devenu cette figure «particulière», isolée, sauvage, à l’œuvre tempétueuse, le poète nu avance maintenant en artisan du coin, doué et fort en gueule, se fichant bien de savoir si vous désirez acheter ou pas un travail poli en antichambre et qui jamais, promis, ne prendra un jour place en grande surface. De là «J’accuse» (2010), «Miami» (2013) ou «L’Oiseau liberté & Prélude Acte II» (2016), beaux disques éprouvants nourris de désastre ou d’histoires de filles portant «la croix du monde sur leurs ailes», et que l’on aborde comme des montagnes à gravir: prudemment. Peut-être, sans souhaiter véritablement un jour y revenir.

Damien Saez joue à Genève dans deux semaines, «l’aile juste un peu blessée», comme il dit. Présentés, de larges extraits de son nouvel – et triple – album, «Lulu». Envisagé, un déluge de coups à l’endroit des clientélistes, des fachos ou bien de cette «vieille salope de société moisie». Mais pas une note jouée de «Jeune et con» à ce que l’on sait…

Saez, «Lulu». En concert le samedi 1er avril à Genève, Arena. Site officiel: www.culturecontreculture.fr

David Brun-Lambert

Source : www.letemps.ch