Désormais indépendant, le chanteur français de 40 ans publie, sur sa plate-forme, "Le Manifeste". Une oeuvre déclinée sous différentes formes (textes, vidéos, chansons, concerts...). Saez sera à Forest National le 18 avril.

Pour Damien Saez, "le système ne favorise plus l’expression musicale". Signé par Universal à ses débuts, le chanteur français quitte la multinationale en 2005. Depuis, il finance ses disques et coproduit ses spectacles. Dès le début des années 2000, l’artiste poste régulièrement sur son site des chansons en téléchargement.

Fin 2016, après trois ans de silence, il publie "L’oiseau liberté" sur lequel on trouve "Les enfants paradis" et "Tous les gamins du monde", deux superbes textes frissonnants, écrits dans l’urgence des attentats de 2015, mais livrés un an plus tard parce que son auteur trouvait "que le rappel à la mémoire était plus important que la réaction émotionnelle du moment".

Quelques mois auparavant, l’artiste dévoilait son nouveau projet, "Le Manifeste". Derrière cet intitulé, on trouve toute la production d’un homme qui ne manque pas d’inspiration, mais parfois de concision. "J’appelle cela ‘Le Manifeste’, parce que c’est d’abord un manifeste culturel. L’Internet d’aujourd’hui où l’on trouve tout gratuitement, moi, cela ne me va plus. Les rémunérations du streaming sont complètement ridicules", commente Damien Saez que l’on joint au bout du fil en pleine tournée.

Prendre son temps

Si l’on veut accéder à la totalité des contenus du "Manifeste", il faut s’acquitter de la somme de 60 €. Une œuvre présentée sous différente formes (textes, vidéos, chansons, concerts…), entamée le 31 juillet dernier, qui devait se poursuivre jusqu’au 31 juillet de cette année, mais qui a finalement été prolongée jusqu’en décembre. "J’ai déjà 4-5 monologues. Ce que j’appelle des tableaux cinématographiques. On les trouve sur le site, je les diffuse en concert. Au final, cela aura construit un film qui raconte l’histoire d’une certaine jeunesse. J’avais besoin de les entendre s’exprimer avec des mots un petit peu plus écrits que ce qu’on entend aujourd’hui. La tournée de 2018 dévoilera le film en entier", s’enthousiasme l’artiste de 40 ans dont le public brasse deux générations.

Disques fleuves, morceaux fleuves, concerts fleuves... et tournée qui n’en finit pas, lui lance-t-on. Au bout du constat, il éclate de rire. Au sein du chapitre disque, le projet "Le Manifeste" comprend trois volets. En novembre dernier sortait "L’oiseau liberté" puis en ce printemps paraît "Lulu" comprenant trois disques ("Mon Européenne" vitupérant, "Lulu" apaisé et "Les bords de scène" pour piano seul). L’homme est coutumier de la chose. En 2012, Saez publiait "Messina" ("Les échoués", "Sur les quais" et "Messine"). Encore plus tôt, en 2008, il livrait "Varsovie-L’Alhambra-Paris". Qu’est-ce qui motive une telle faconde ? "Je pense que c’est bien aussi pour l’auditeur de prendre le temps. Je crois en cela. On peut se dire : ‘j’écoute un disque, c’est bon’ tout comme on peut se dire : ‘je l’écoute puis je reviens dessus un peu plus tard’. J’aime bien aussi le fait que cela se passe dans la durée."

Ce n’est pas tout ! Est déjà annoncé pour la fin de l’année un album intitulé "Le dernier disque". Vraiment ? On s’inquiète. "C’est parce que je pense, que, de toute façon c’est un petit peu la fin d’une époque. Comme pour la presse." Il ne s’en réjouit pas. "Découper un article, le garder, ce n’est pas la même chose que ce qu’on peut faire avec Internet. On n’y met pas la même valeur."

Rien qu’à Paris, Saez aura rempli trois Bataclan (en décembre dernier) avant deux Zénith (les 21 et 22 avril prochains). Le tout sans guère de promo. "Je n’en fais pas beaucoup. Un peu la presse écrite, parce que je suis beaucoup plus sensible à l’écrit qu’au radiophonique ou télévisuel. Quant à mon public, j’apprécie le fait que les gens adhèrent à mon projet parce que je ne les dupe pas. Je ne cours pas les émissions pour ‘vendre’ mon album."

La fin d’une époque

D’aucuns reprochent au poète rebelle de s’attaquer toujours aux mêmes thèmes. Il s’étonne lui-même de l’acuité de certains de ses anciens titres. Comme "Des petits sous", chanson qui se trouve sur l’album "J’accuse" (2010). Rien n’aurait changé ? "J’aurais pu me dire, cette chanson-là, comme elle date, comme c’est une photographie sociale de l’époque, elle n’est plus vraiment d’actualité. Et en fait, non, on est en plein dedans. Nous sommes dans une société qui prend des allures de plus en plus décadentes."

Saez fait partie de ceux qui pensent qu’une chanson peut changer le monde ou, du moins, y contribuer. "Comme toutes les gouttes d’eau contribuent à faire un fleuve. Etant donné que la chanson utilise quelque chose de populaire, qui est la musique, sa force c’est de traverser les époques. La chanson que le gamin écoute quand il a 6 ans (et qu’il ne comprend pas totalement), quand il la réécoute à 15 balais, il la remet en perspective. Un film, tu vas le regarder, tu vas peut-être le re-regarder, mais c’est très rare de le visionner de nombreuses fois. Une musique, de par son format, etc., fait que tu vas écouter, réécouter autant de fois. Cela participe à la construction affective de la personne."

La chanson, vecteur populaire

Ce grand admirateur de Brel (à qui il est souvent comparé) fait part de son expérience personnelle. "En ce qui me concerne, il y a quelques phrases de Jacques Brel qui m’accompagnent depuis que je suis gamin. ‘Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes’ (‘La chanson des vieux amants’): je la vis cette phrase. Hier encore me revenait ‘la vérité qui vous évite’ (‘Voir un ami pleurer’). D’autres encore. ‘Chez ces gens-là, on ne cause pas, on compte.’ Ben voilà, c’est un peu notre société. Notre société, elle ne cause plus à personne, elle compte. Elle ne parle pas au peuple, elle ne parle plus aux gens, les gens ne se parlent plus entre eux. Elle compte la dette, elle compte les impôts, elle compte. Et d’ailleurs dans ‘Ces gens-là’, il y a aussi ‘on pense pas, on prie’. Si ça c’est pas d’époque", conclut Damien Saez. On aurait peut-être préféré que les chansons traversent les époques avec d’autres sujets…

Une sensibilité à fleur de peau

Il y a 18 ans, le chanteur Saez (Damien de son prénom) débarquait dans le paysage musical français. Avec un premier album, "Jours étranges", porté par le "simple" "Jeune et con". Rapidement diffusé sur les ondes, ce titre le révèle auprès du grand public et devient un tube. Emmenées par des guitares hargneuses, les paroles politiquement engagées sont frondeuses. L’album, écoulé à 250 000 exemplaires, lui vaut une nomination en tant que "révélation de l’année" aux Victoires de la musique en 2001. Signé par Universal, il doit ce coup de pouce à William Sheller, croisé à Dijon, à qui le tout jeune chanteur remet une cassette. Touché à la lecture des chansons, l’auteur d’"Un homme heureux" commente : "Ça raconte des histoires, je vous rappellerai."

Pour raconter des histoires, les chansons de Saez en racontent. En France, cela a même fini par en lasser (achever) certains - davantage chez les critiques qu’auprès du public. C’est vrai que depuis presque 20 ans, il chante toujours la même chose. Sa source d’inspiration la plus forte : dénoncer. Le capitalisme, la société de consommation, l’abrutissement des masses,… Mais ce serait réducteur de ne s’en tenir qu’à cet aspect. Derrière les diatribes, le vocabulaire cru, les éructations se cache un artiste d’une sensibilité à fleur de peau. Quand son rock s’affirme frontal, ses ballades allusives adoucissent le propos. Ce diplômé du conservatoire (piano) a aussi la passion des mots. D’aucuns y voient quelque réminiscence du trio Brassens-Brel-Ferré. On y ajouterait bien une pincée de Piaf.

Le 16 juin 2016, après trois ans de silence, son site affiche "16.06.2016". Un message à décrypter qui annonce la création d’une plate-forme personnelle où il va présenter "son artisanat" comme il le nomme. Il a pour nom "Le Manifeste" et prend diverses formes : concerts, CD, film,… Avec une écriture qui sort des formats traditionnels. A suivre sur www.culturecontreculture.fr.

Chansons écrites au lendemain des élections en France

22 avril 2002. Après le premier tour de l’élection présidentielle en France, Jean-Marie Le Pen (leader de l’extrême droite) accède au 2e tour, face au président sortant, Jacques Chirac. Saez écrit, dans la nuit, sous le coup de la colère, "Fils de France", qu’il met en téléchargement gratuit.

8 décembre 2007. Le chanteur publie "Jeunesse lève-toi", une chanson écrite en mars de la même année de nouveau au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle en France, mais sortie neuf mois plus tard. Damien Saez reste abasourdi face au taux d’abstention chez les jeunes.

23 avril 2017. Damien Saez ira-t-il voter ? "Ben oui" soupire-t-il, guère convaincu par la campagne électorale française. "C’est terrible ce que les hommes politiques français donnent à voir. C’est du mauvais théâtre en permanence. On a l’impression qu’ils participent à une émission de téléréalité." Ecrira-t-il de nouveau une chanson ? "On va voir" (rires).

Marie-Anne Georges

Source : www.lalibre.be