Et moi, et moi, émois...

Drôle de nom pour un disque, Debbie. Pas de problèmes, Saez assure et assume. Comme un bond en avant dans sa pourtant jeune carrière, ce troisième album est celui que l'on pourrait naïvement appeler « l'album de la maturité », même si c'est le genre de cliché qu'il déteste. Adulé d'une part et exécré de l'autre, Damien Saez poursuit imperturbablement sa trajectoire de rocker à textes, pas peu fier d'avoir mis de côté ses « slogans de manifestation ».

La première fois que l'on a rencontré Damien Saez pour ce nouvel album, il était cloîtré dans un studio du XIXe arrondissement, à peaufiner les titres à paraître, anxieux, fumant clope sur clope. Que l'on soit fan ou non, la surprise « Debbie », s'annonçait déjà de taille. Outre le musique (laquelle ne manque jamais d'inspiration ni de grandeur chez Saez), c'est surtout l'aspect travaillé et métaphorique des textes qui allait surprendre, tranchant radicalement avec la naïveté de ceux de « Jours étranges », même si « God Blesse » amorçait un virage plus ambitieux. Voici donc l'ébauche d'une première rencontre, alors que Saez n'a pas encore fini son disque. Saez est en verbe, mais inquiet à l'idée de savoir quelle sera la finitude de son album. Il a néanmoins plein de choses à dire. Et se cite beaucoup.

On a l'impression que ton discours, dans le fond, est le même, mais qu'il utilise des mots moins naïfs...

Oui. Le mot naïf a une connotation un peu enfantine. Il y avait sûrement un côté comme ça sur mon premier disque, à part deux ou trois titres. C'était un journal d'ado mis en musique. Le deuxième album était une sorte de prolongement du premier avec une deuxième partie (qui contenait »Usé », « Saint Pétersbourg », « Menacés mais libres ») qui n'était pas du même niveau d'écriture. Ce nouvel album est juste différent, la méthode de travail n'est pas la même : tout est travaillé sur les textes, chaque virgule, chaque mot.

On dirait que dix ans se sont écoulés depuis ton premier disque !

C'est presque le cas : j'ai écrit « Jeune et con » à 17 ans. Avec ce recul, quand je repense à mon premier disque, c'est le disque que n'importe quel môme de 18 ans rêve de faire. « Jeune et con » et « Sauver cette étoile » sont deux hymnes rock. Deux morceaux qui correspondaient à ce que j'étais, à ce que les gens attendaient. Aujourd'hui, à 26 ans, je dis les choses différemment. Je dis « Je t'aime » différemment et je dis « Je n'adhère pas à ça » autrement qu'avec des slogans de manifestation. Il n'y a vraiment pas de slogan sur le disque. Une phrase comme « tu ignores le vide devant toi », ça dit des tas de choses.

Mais les thèmes qui t'obsèdent restent les mêmes...

Oui. C'est aussi que j'ai plus parlé de personnages. Debbie, par exemple, est un personnage croisé. Marie et Marilyn, pareil, à la fin d'« Autour de moi les fous », je parle de Martin et Lisa... je crois que ça pose plus les décors. C'est une chose que je faisais moins avant.

Tu continues d'envisager les choses de façon assez pessimiste. On dirait que tout ne fait qu'empirer pour toi...

Je crois que j'ai condensé tout ça, cet aspect social, sur « Autour de moi les fous ». « On s'achète, on se vend, on vend des hémisphères, on se jette, on se prend contre un peu d'éphémère »... un peu grunge, en fait. Toutes les chansons ne sont pas comme ça. Avant, il y avait plus de chansons sociales. Là, même si je parle de « mégacité », il y a un « tu » qui arrive très vite dans la chanson. « Au milieu de la mer, comme un feu tu éclaires une destination. » Il y a un « tu ». Tout de suite, ça change. Ce n'est pas « nous ignorons le vide devant nous ». C'est « tu ignores le vide devant toi ». Il y a plus de mise en dialogue ; « En travers la douleur, toi tu vois bien. » En fait il y a plus de mysticisme au sein de ce disque.

Plus de vie, plus de danse

La chanson « J'hallucine » est-elle vraiment partie d'un voyage ?

Raconté par une personne, oui. C'est un trip qui me rappelle l'ambiance de « Tueurs Nés », où ils prennent de la drogue, ils fument, et ça part en dessin animé. C'est hallucinatoire.

La présence de cuivres est très surprenante sur « J'hallucine » ou « Debbie ».

Ça reste rock. « Debbie » est celui sur lequel ça ressort le plus. Sur un morceau ska, le texte a presque un côté brelien : pleins de prénoms... Pour moi, cette chanson m'évoque la vie, chose que j'ai rarement faite. « Danse le vie, transe la nuit. » Et rien à foutre du reste. Sur le passage du milieu, je dis : « De tes yeux le désir j'ai la soif de vivre et la fièvre qui monte et puis toi qui m'enivres... ». Oui presque brelien. Ce disque est plus rock, parce qu'il y a plus de vie, et plus de danse. Dans « Marie ou Marilyn », je parle de « la beauté du sale, la beauté du mal ». Il n'y a pas plus rock que ça.

Quand as-tu pris conscience que tes textes changeraient à ce point ?

En fait, j'étais parti sur un album complètement différent. Et l'été dernier, je me suis remis à faire des chansons de rock, mais sur des riffs de base, comme « Marie... ». J'y ai pris goût, et je suis reparti de zéro, j'avais bossé trois mois, et j'ai zappé tout ce qui était ressorti. Je suis parti au mois d'août dernier, à Dijon, et je n'ai fait qu'écrire. En sont sorties une vingtaine de chansons. Du rock basique. Je ne vais pas me refaire d'ennemis mais... c'est tellement mieux quand c'est bien écrit, que ça a du sens.

La musique ?

On a été très intransigeants, même sur des trucs bien. Il y a plein de choses vachement bien que l'on n'a pas pu mettre sur le disque. J'avais envie d'une concision : neuf ou dix titres qui font bloc. Aucune chanson ne choque par rapport à une autre.

Le fait que « God Blesse » ait eu moins de succès que « Jours étranges » t'a-t-il incité à être concis ?

Je ne pense pas. On a quand même un gros problème de téléchargement qu'il n'y avait pas sur le premier. On a fait un Zénith alors qu'on en était à 80 000 albums. Il y a eu 300 000 téléchargements de « Fils de France » en quinze jours. « Je veux qu'on baise sur ma tombe » était chanté par tout le monde, par 2000 personnes dans chaque salle en province, alors qu'on était dans des salles de 800 sur le premier. Aujourd'hui, un album sur dix que je dédicace est un vrai. Neuf sur dix sont des gravés. Il a moins marché pour une maison de disques, c'est probable. Mais je pense qu'il y a autant de copies de « Jours étranges » que de « God Blesse ».

Avoir changé de label en passant de Mercury à Barclay, c'est plutôt anecdotique ou politique pour toi ?

La direction du label dans lequel j'étais a changé plein de fois sur le travail d'un album et ça n'a pas aidé. La décision s'est prise il y a environ un an et demi. Mais c'est surtout que je m'entendais déjà bien avec deux ou trois personnes chez Barclay..

Jeudi 29 juillet dans un autre studio parisien. Saez a rendez-vous avec l'équipe de rock sound pour mettre en boite la session photo destinée à illustrer l'article. La gueule un peu enfarinée, il accuse le coup d'une fête poussée très tard la veille. Malgré cela, il se montre très vite disponible pour la session photo. Mais, pour l'interview, on ne manquera pas de lui faire remarquer qu'on le trouve bien moins loquace que lors de notre précédente rencontre. Il ne s'en excuse pas, il semble s'en foutre un peu. Mais il reconnaît être de moins en moins bavard lors des interviews, estimant peut-être que c'est en chansons que les choses qu'il a à dire sonnent plus authentiques. Il est comme ça, Damien Saez. Attablés avec lui dans un bar à côté du Père-Lachaise, il a l'air absent et les cigarettes, à nouveau, s'enchaînent à un niveau de compétition internationale.

Debbie est clairement ton disque le plus adulte, comme le premier d'un nouveau Damien Saez. C'est un sentiment que tu partages ?

Oui. Enfin, je pense qu'on sent quand même la patte. Je ne pense pas que les gens vont être surpris...

Les gens, tu veux dire les fans ?

Euh... non. Je pense aussi aux gens qui n'aiment pas du tout. Ceux qui n'aiment pas du tout vont être surpris. Je crois en une certaine cohérence entre les choses qu'il y a eue avant et ce qu'il y a là. Maintenant, c'est vrai que 26 ans, c'est pas18.

Pas peace & love

Quels sont les sentiments que tu as voulu mettre en avant sur « Debbie » ?

J'ai plus mélangé la forme avec le fond. Il y a deux domaines, le disque est cohérent musicalement. J'ai tenu à une unité. Je voulais une conjugaison. La plus juste possible pour moi. Par rapport à mon caractère et à ma vision des choses. Il y a une différence entre dire le mot « capitalisme » et dire « entre l'or et la faim ». C'est ce que je dis, et ça veut dire la même chose. Tu peux jouer sur le sens de « fin » et « faim », mais avec un côté surréaliste. Mais le discours reste le même. Quand je dis « accroché à ton sein, nos corps qui s'esquintent », j'imaginais l'or d'un bateau pirate qui s'échoue, et deux naufragés complètement à bout de souffle, qui ont faim. Et qui sont entre « l'or » et « la faim ». En parlant du naufrage, dans ma tête, je trippais et, pour moi, le bateau, c'était le capitalisme... en espérant qu'un jour, ça tourne dans l'autre sens.

Tes textes sont-ils plus métaphoriques comme pour montrer à tes détracteurs que tu peux faire aussi plus élaboré ?

Non. Je n'ai pas de problèmes avec la naïveté. C'est pas une tare. Quand tu vois un graffiti en Algérie qui dit « Mur blanc, peuple muet », c'est naïf aussi, mais ça veut tout dire !! il y a des tas de phrases simples mais fortes. Ce n'est pas moi qui ai inventé le courant Peace &Love, pourtant Dieu sait si c'est naïf ! Et puis en plus, je ne suis pas du tout « peace & love ». Mais dans le fond, mes colères, mes thèmes de prédilection restent les mêmes : la société et la débauche.

Jacques Brel et Frédéric François

Tu ne donnes pas l'impression d'être très sociable. Tu te sens bien, toi, dans la société ?

Non, c'est clair que non. Mon côté social, il passe par ma musique.

Tout à l'heure, tu parlais de fans qui ont récupéré tes premières démos sur internet, et tu disais que quand ils les auront écoutées, ils penseront que tout est possible...

Oui, parce que c'est le travail de ma vie. Ce n'est pas chiant comme un vrai travail, bien sûr, mais c'est quand même 10% de talent et 90% de travail. Il fait bien apprendre à dessiner un jour. Faire des chansons, c'est la même chose ! Il n'y a qu'à écouter les tout premiers 45 tours de Jacques Brel, c'est à se pisser dessus de rire ! C'est du Frédéric François ! Mais sur la fin, on est d'accord, c'est pas Frédéric François ! Moi dans mon premier disque, il y a toute la naïveté et le romantisme de l'adolescence. Après, l'idée n'est pas non plus de se répéter. Si je suis fier d'un truc, c'est d'avoir fait trois disques qui ne sont pas du tout les mêmes.

C'est douloureux, la démarche d'apprendre ?

J'étais beaucoup plus narcissique et égocentrique avant que je ne le suis aujourd'hui, je me disais : il n'y a que le brut qui compte, je ne veux rien déguiser.

Et qu'a-t-il fallu pour que tu aies envie d'apprendre ? Des claques dans la gueule ?

Non, mais une fois que j'ai fait le titre « Usé », je ne pouvais pas aller plus loin dans le pathos. J'adore ça, et ces chansons font partie des plus belles que j'ai faites. Mais quand on a une nature, je crois qu'il est bien de savoir s'en éloigner. Etre soi, ce n'est pas forcément créer. Et il y a une différence entre créer et prendre des photos de soi. Du coup, je veux bien croire que j'ai pris des photos de moi, avant. Là, c'est une création qui est faite de photos de moi, mais aussi d'autres. Ça restitue la vision d'un autre ensemble. Et j'ai pensé que ce serait pas mal d'écrire des textes où les gens ne vont pas savoir de quoi je parle.

Volontairement flou, alors ?

Non, mais quand j'écris « tu ignores le vide devant toi », qu'est-ce que ça veut dire ?

Comme ça, je dirais que ça veut dire qu'on ne sait pas de quoi demain sera fait...

Ouais. Ouais. Pour moi, c'était : tu n'as pas idée où tes rêves peuvent te mener. Ni à quel point, quand tu es en haut du Mont-Blanc ou de l'Everest, à quel point l'avenir peut te sembler vide. J'ai croisé des gens plein de rêves... des étudiants aux Beaux-Arts... Quand je chante, « tu ressembles à ce rêve que j'ai fait autrefois », c'est évidemment au rêve de réussite que je pense, au mien, mais aussi à celui de tous ceux que je croise et qui ressemble à celui que j'étais quand j'avais 20 ans. Et c'est mortel d'en être au stade où tu ignores le vide. C'est mortel de ne pas avoir de vertiges. Et c'est ce moment-là qui est béni. Tant que tu n'as pas accompli un projet, rien ne t'arrête. Une fois qu'il est réalisé, c'est là que les emmerdes commencent.

N'as-tu pas une meilleure conscience de cela du faire de t'être astreint à toujours tout faire tout seul ?

Si, absolument. Et c'est clair que ça pèse lourd sur les épaules.

Ça n'est pas plus léger aujourd'hui ?

Non, carrément pas.

Tututu

Qu'est-ce qui te tient en colère, en ce moment ?

Oh, pas grand chose. Je dirais que je suis plutôt angoissé. Je serai sûrement moins angoissé quand le disque sera sorti... mais j'aurai toujours l'angoisse. Je ne suis bien qu'au moment où j'entre en studio, où devant moi, tout est possible.

Le « tu » qui revient sans cesse dans le disque, c'est qui ? C'est toi ? Un pote ? Ta copine ? L'auditeur, le fan ?

C'est les autres, c'est pas moi. C'est pas moi.

Certains, en t'écoutant, ont l'impression d'être pris de haut. Ça t'afflige ?

Non. Dans les discussions, j'émets des jugements, je ne suis pas trop « thèse, antithèse, synthèse ». J'aime les gens qui le font aussi, qui ont des points de vue. Même si c'est dans le faux, j'aime bien les gens qui croient. J'aime la foi. Il vaut mieux être adoré et détesté en même temps qu'apprécié.

Trouverais-tu que la France souffre du consensus mou ?

C'est clair. C'est clair.

Peux-tu nous dire quand tu en a pris conscience ?

Déjà, les chapelles, ça me fatigue. Et je trouve que l'on est vraiment dans un pays de chapelles. Je trouve que l'on est dans un pays extrêmement catho dans l'âme. Beaucoup moins d'humour que les Anglais. Et puis, c'est un pays de vieux.

Mais tu l'aimes, ton pays ?

Oui, énormément, sinon je ne me permettrais pas de dire ce que je dis. Mais je suis content, par exemple, de payer les impôts, même si je les paie en retard. Artistiquement, je crois qu'on se la raconte un peu, mais... Et puis, il y a la langue (ndlr : ses yeux brillent, il s'enflamme). C'est une langue exceptionnelle.

Thomas Vandenberghe