Ça peut paraître étonnant, mais la discographie du chanteur est plus subtile qu'elle en a l'air.

Damien Saez a survécu ces dernières années à beaucoup d’albums inégaux, pesants et difficiles à l’écoute: Miami, L'oiseau liberté ou encore Lulu. Aucun de ses disques n’a vraiment convaincu la critique spécialisée, probablement à cause d’une vision éculée de la chanson révoltée ou de morceaux qui appuient systématiquement sur des ressorts mélancoliques ultra classiques.

Son dernier album (Humanité), en dépit de trois premiers morceaux finement pensés et savamment complexes, ne déroge pas a la règle avec ses singles faiblards et aux textes parfois affligeants («P’tites putes» et «Burka»), son ton cafardeux trop appuyé et un recours à des schémas mélodiques parfois trop répétitifs –en gros, une intro en acoustique, une tension qui s’accentue et des riffs de guitare qui finissent inévitablement par alourdir le propos («J’envoie» et «Ma religieuse» en sont une énième déclinaison).

Pulsion et répulsion

Aux sceptiques qui suggèrent la possible exploitation d’un filon, Romain Lejeune, auteur de deux ouvrages sur le chanteur français (Saez, à corps et à cris et Insaezissable aux éditions Braquage) sait répondre: «Pour avoir eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises, je ne pense pas que ce soit calculé. C’est juste un style qui lui correspond et dans lequel il s’épanouit», avance le journaliste, avant d’annoncer, comme une évidence: «Il faut préciser que Saez est quelqu’un de très talentueux d’un point de vue musical. Son triple album Varsovie-L’Alhambra-Paris le rappelle bien: dans les arrangements, très minimalistes sur ce disque, on touche à quelque chose de très fin. Quelque chose que les médias oublient bien souvent de rappeler».

Vrai: à l'instar du sort réservé, dans un tout autre style, à U2, Coldplay ou même Renaud fut un temps, les médias, spécialisés ou non, semblent avoir trouvé là une cible facile et s'acharnent avec régularité sur le cas Damien Saez. Ces dernières semaines, plusieurs articles en témoignent: «Damien Saez gêne tout le monde, voici ce que je lui conseille» par Madmoizelle, «Damien Saez se ridiculise sur les réseaux sociaux pour promouvoir son album» par le site musique d'Orange, ou «J’ai écouté le nouvel album de Saez et j’ai vomi mon kebab» par Konbini.

Ce qui tend à prouver que, sur ces médias, on ne porte qu’une oreille distraite aux albums du Français, qu’on ne lui accorde qu’une écoute express dans des conditions peu adaptées à une analyse attentive et, surtout, qu’on ne lui pardonne pas un certain jusqu'au-boutisme, là où l’on applaudit plus facilement les excès de folie d'autres artistes.

Le prix à payer

Seul un blog de Mediapart semble prendre un peu de recul et tenter de formuler un propos, non seulement dénué d’hypocrisie, mais qui envisage également Saez pour ce qu’il est: un artiste. Ce qu'on a tendance à oublier, à en croire Romain Lejeune:

«Pour moi, Saez est un vrai sujet. Si on est journaliste, et plus particulièrement journaliste musical, c’est un artiste dont on ne peut pas ne pas parler. Et ce pour plusieurs raisons: parce qu’il incarne une forme de rébellion à laquelle adhère un très large public –je rappelle qu’en indépendant et sans soutien médiatique, Saez remplit les Zénith depuis plus de dix ans [avec des concerts de plus de trois heures parfois, ndlr]–, parce qu’il vend beaucoup d’albums, parce que, presque vingt ans après la sortie de “Jeune et con”, il continue de creuser un sillon unique dans le paysage français et parce que, quoi que l’on pense du bonhomme ou de sa musique, certains de ses disques se classent parmi les grands albums de la chanson française.»

Dans la foulée, Romain Lejeune reconnaît toutefois que Damien Saez paye sans doute aujourd’hui une attitude dédaigneuse vis-à-vis des médias. En 1999 («À une époque où tout le monde parlait de lui», dit-il), le chanteur, alors chouchouté par William Sheller, signe son premier contrat avec Pascal Nègre chez Island Records (une filiale d’Universal), est encensé par, entre autres, Rock Mag et Rock & Folk. Mais il tourne très vite le dos à tout ce beau monde. Il plante les journalistes en interview, refuse d'écrire pour Johnny, joue le rebelle lorsqu’il est invité sur scène (comme lors de son passage aux Victoires de la musique en 2001 où il interprète «Thank You» de Dido, «Solution» et «Jeune et con») et semble refuser toutes formes de concessions à l’industrie.

Dans la biographie écrite par Romain Lejeune, où l’on apprend qu'il a plutôt mal vécu le succès de «Jeune et con», ce qui l’aurait incité à prendre la tangente, Saez confie: «Peu après la sortie de Jours étranges, Pascal Nègre me dit: si tu fais de la publicité à la télévision, tu vendras 800.000 albums. Si tu n’en fais pas, tu en vendras 300.000. Je ne voulais pas en faire et lui ai répondu: mieux vaut en vendre 300.000 proprement que 800.000 comme ça».

Ces dernières années, Damien Saez s'est fait rare: il y a bien eu quelques interventions mythiques chez Frédéric Taddeï (ci-dessous) ou Pascale Clark, mais le bonhomme se fait avant tout discret, évoluant dans son monde, à la marge d’une société qu’il semble mépriser. À l’adolescence, déjà, «ce n’était pas un enfant qui voulait à tout prix avoir sa place dans une bande», dit son beau-père dans Saez, à corps et à cris. Un posture qui lui aurait joué des tours? Romain Lejeune en est persuadé. Ses fans également.

Julien, par exemple. À 32 ans, ce Lillois confesse ne plus avoir le même rapport au chanteur aujourd’hui, quelque peu lassé par des albums trop stéréotypés. Ce fan est sévère quant au traitement de Saez par la presse: «Je pense que l’avis des médias rentre dans une logique de réponse que Saez entretient avec ces mêmes médias. C’est un peu la logique du je t’aime moi non plus. Mais, de fait, il y a un manque d’objectivité qui s’applique quant à la qualité de l’œuvre de Saez. Que l’on aime ou pas, il y a chez lui une ambiance et un univers qui est esquissé depuis Jours étranges. Et ça ne se résume pas, loin de là, à “Jeune et con” ou “J’accuse”».

Les mystères d’une œuvre

Il suffit en effet de réécouter ses premiers albums pour comprendre que Saez est peut-être que le totem d'une colère adolescente, qu’un véritable compositeur se cache derrière ses poses un peu fatigantes et ses textes désenchantés, qui donnent parfois l'impression d'être torturés par principe.

Alors oui, beaucoup préfèreraient se crever les tympans qu'écouter ses complaintes, mais il serait dommage, au nom de stéréotypes tenaces et pas toujours justifiés, de se passer des envolées poétiques déployées au sein d’albums comme Jours étranges ou God Blesse, de leur propos percutant de justesse, de ces chansons étourdissantes, dans leurs formes éclatées, que sont «Voici la mort» (probablement un clin d’œil au «The End» des Doors, dont le nom du deuxième album, Strange Days, inspirait déjà Saez sur son premier effort, Jours étranges), «À ton nom» ou «Saint-Pétersbourg».

Ponctuellement, Saez, formé au conservatoire et aux symphonies de Beethoven, Mozart et Brahms, s'est aussi essayé aux titres purement instrumentaux («Thème I et II», un sommet d’orchestration débranchée du rock, qui se passe de grammaire et qui devrait donc ravir ceux qui ne supportent pas sa voix nasillarde), aux inclinaisons anglo-saxonnes (A Lovers Prayer, l'album d'un homme qui a visiblement passé beaucoup de temps à écouter Radiohead) et aux mélodies acoustiques.

Julien se rappelle: «La grande émotion que j’ai pu avoir avec lui, c’est un concert acoustique qu’il a donné au Théâtre Sébastopol à Lille. Il était seul avec sa guitare et son piano et là tout était clair dans sa démarche. C’était sobre, clair et poétique. Pour moi, il est plus subversif sur ce genre de tentatives que sur des titres comme “Rue de la soif”!».

D’autres fois, ces intentions se sont également manifestées sur disque. À l’image de Varsovie-L’Alhambra-Paris, triple album entièrement enregistré en acoustique (au piano ou à la guitare) et qui regarde les grands noms de la chanson française droit dans les yeux. En 2008, à une époque où l'industrie du disque se casse la gueule, le geste est courageux: Saez n'a plus sorti d'album depuis quatre ans et est surtout connu du grand public pour son versant rock, très loin en somme de ces vingt-neuf morceaux extrêmement dépouillés, et dont peu de médias parlent réellement malgré leur ambition. Seul Le Monde semble alors monter au créneau et rappeler, dans une toute petite chronique, que «dans les textes et l'expressivité vocale de Saez, Ferré ou Brel sont parfois en embuscade».

Vagabond solitaire

Bien sûr, tout y est sombre, sans la moindre lueur d'espoir, mais Saez n'avait peut-être jamais si bien chanté, écrit et interprété ses maux que sur «Je cherche encore», «Chanson pour mon enterrement», «Dis-moi qui sont ces gens» ou «Les bars du port», proches en effet des hauteurs que seules Barbara, Ferré ou Piaf en France ont connu avant lui. Au beau milieu de ces ressentis intimes, exposés sans aucune pudeur, l’on pouvait trouver également quelques titres plus concernés socialement, à l’image de «Jeunesse lève-toi» ou «On a pas la thune», secoués par les colères et la fougue qui plombent la vie de ces adolescents et jeunes adultes dont Saez semble être en quelque sorte l’un des porte-voix.

Ici comme ailleurs dans sa discographie, Saez entretient une certaine idée de la chanson en français: grave, ambitieuse, dense, combative et intime, portée par des mots «déchirants, rageurs, presque trop gros pour être dits, délirants parfois», comme l’écrit Romain Lejeune dans son ouvrage.

À croire qu'il n'est définitivement rien d'autre que le Holden Caulfield (personnage central de L'Attrape-cœurs de J.D. Salinger) de la scène française: un emmerdeur à l’attitude que Romain Lejeune décrit dans son livre comme «désastreuse en privé»; un garçon égaré du troupeau («J’ai l’âme de l’enfant et la mémoire du vieux»); un «rebelle» dont on moque les prises de position (pour mieux saluer celles plus convenues d’autres artistes ); un infréquentable sur lequel il faut avoir un avis, pour ou contre lequel il faut se positionner, sans jamais rappeler la puissance de certaines de ses musiques (ce qui raconte quelque chose de notre rapport actuel à l’art), d’où les compromis et la prudence ont été écartées pour laisser briller une écriture ténébreuse, accusatrice parfois, troublées souvent («J'y peux rien moi, je n'ai que des larmes à leur dire», chante-t-il, presque désolé, sur «Ceux qui sont en laisse»), mais toujours évolutive.

Hormis la noirceur du verbe, il n’y a en effet que peu de liens entre «Usé», «En travers les néons» et l’épique «Notre-Dame mélancolie», «un monument au sein de son œuvre» à en croire Julien, entre ces mélodies assurées piano-voix, ce rock exalté et ces longues complaintes qui entraînent l'auditeur ou l'auditrice dans une danse tremblante et font chavirer les âmes en peine, esseulées.

Car Saez, c’est aussi ça: un artiste débarqué comme le «petit prince du rock hexagonal» à une époque (la fin des années 1990) où celui-ci agonisait, qui a inspiré tout un tas de carrières (parfois pour le pire, on est bien d’accord!), qui a évité le piège du deuxième album pop après un premier essai électrique (God Blesse, en dehors de ses quelques singles, est un album casse-cou).

Il s’est construit, qu’on le veuille ou non, qu’on l'apprécie ou pas, une œuvre singulière au sein d'un paysage français rarement confronté à un artiste qui, selon Romain Lejeune, «continue d’exister grâce à des fans très fidèles, qui vieillissent avec lui, mais il se prive également d’un public plus large, qui ne le connaît plus».

Maxime Delcourt

Source : www.slate.fr