Pour dénoncer la vulgarité, Damien Saez n’a jamais pris de gants. Dans #humanité, le revoici poing levé, toute rage dehors et capable de balancer des chansons grandioses.

A croire qu’il cherche les coups. En amont de son nouvel album, #humanité, Damien Saez a lâché un single percutant, P’tite pute. Polémique assurée: le voici taxé d’affreux misogyne, insulté avec une violence inouïe, y compris dans les médias traditionnels, une radio fort respectable le traitant par exemple de «con». Voilà qui est fait, ces belles âmes effarouchées n’écouteront pas le reste de l’album, tant pis pour elles. Parce que si P’tite pute reste loin d’être le meilleur titre, il y a du grandiose dans ce disque. Comme toujours chez ce chanteur insaisissable. En attendant A dieu, annoncé pour le 1er février, Saez revient avec un disque qui claque, qui sonne dur, qui tape fort. Après Le manifeste – un concept artistique global marqué par les attentats de 2015, dont les albums comprennent certaines des plus belles chansons entendues ces dernières années – #humanité revient aux fondamentaux. Plus proche de J’accuse (2010) que de la trilogie sublime Varsovie L’Alhambra-Paris (2008). Revoici le Saez poing levé (l’expression vient clore l’album), en rage contre la société de consommation, contre l’ignorance généralisée, contre les réseaux sociaux et leur vide sidéral. Lyrisme et colère. D’abord le grandiose: en trois titres (Humanité, La guerre des mondes, La mort), Saez confirme qu’il possède un talent fou pour combiner lyrisme et colère, poésie et regard acéré sur le monde. Dans ce triptyque initial, des arrangements amples laissent entendre aussi bien la brutalité du rock que des violons au parfum oriental ou des chaînes d’esclaves dans les champs de coton La chanson Humanité ouvre le disque par un constat cinglant sur notre époque, où «nous regardons fiers les banquises se noyer», où «nous ferons quelques riches pour gouverner la meute / Nous leur vendrons du rêve pour éviter l’émeute».

Suit La guerre des mondes et ses déclinaisons d’oppositions: «C’est l’hirondelle contre le fusil / C’est ton étoile contre la nuit / C’est la meute contre l’insoumis / C’est l’écriture des infinis / L’univers contre leur pognon…» La mort aussi décline son thème («La mort comme un instantané / La mort du peuple liberté / La mort aux terrasses des cafés») avant de basculer sur ce cri qui rappelle autant La Marseillaise que Léo Ferré: «Aux armes…»Le cynisme des collabos.

Ces trois morceaux de sept minutes chacun sidèrent par leur ampleur et leur richesse, mais la suite de l’album ne se maintient pas tout à fait à ce niveau.

J’envoie, P’tite pute et Elle aimait se faire liker ressassent le même message contre les réseaux sociaux, avec une vulgarité qu’il serait mal venu de fustiger, tant l’époque paraît infiniment plus vulgaire. Saez lui tend un miroir (un peu déformant) et certains ne peuvent aimer ce qu’ils y voient.«J’suis qu’une petite putain de collabo», lâche-t-il dans le refrain du single polémique et ce terme paraît le plus important.

A celles qui vivent de likes et de clics, Saez reproche le cynisme de leur collaboration avec un système qui, pour «vendre aux gamins l’ticket pour l’abattoir», abrutit le peuple et le détourne des vrais problèmes: «J’trinque au Dom Pé que je me suis fait sur ta gueule», «la planète crève, c’est sûr, j’l’ai tweeté hier soir», lance la jetsetteuse en question, qui apparaît comme un contre-point de l’ignoble golden boy de Miami (2013).

Du côté punk rigolo. La belle au bois, elle, res-semble à une version 2.0 du gamin de Jeune et con, le tube d’il y a presque vingt ans. Sur un fond électro inédit dans sa discographie, Saez visite «les boîtes VIP» et les «soirées de blaireaux», avec une fille qui «twerke pour faire bander les bouteilles de Dom Pé».

Là encore, le langage est grossier, bien loin de la poésie dont est capable un type qui a écrit Châtillon-sur-Seine.

Mais pour dire la vulgarité, Saez n’a jamais pris de gants et l’heure n’est toujours pas à l’apaisement.Avec les synthés de cette Belle au bois, avec la noirceur étrange d’Amour criminel et la production soignée des trois premiers titres, #humanité prouve que ce chanteur hors contrôle est encore capable de surprendre. D’autres morceaux se contentent d’un rock moins original, qui s’annonce efficace sur scène. Burqa, parexemple, appartient à une veine punk rigolo à la Bérurier Noir.

Avec ce refrain im-placable: «Moi j’dis les moches en burqa et puis les bonnes en bikini…» Encore un qui va faire tiquer, mais qui annonce quelques pogos dans les concerts Son humour (si, si…) se retrouve dans L’attentat.

Un titre qui renvoie à Pas assez de toi de la Mano Negra, par sa musique comme par des citations explicites («J’pourrais, c’est sûr cre-ver ton chat», «J’pourrais bien tout péter comme ça / Comme une chanson d’Mano Negra»).En concluant avec Ma religieuse, Saez poursuit en outre le cycle quicomprenait déjà Monterroriste, Mon Européenne, Ma putain du show biz… C’est devenu un truc, mais toujours aussi efficace. Au passage, signalons qu’il doit bien être un sale misogyne pourchanter: «Elle gardera le poing levé / Con-tre toutes lescommunautés / De ceux qui voudraient faire la peau / A nos féminines libertés.» Debout, menacé mais libre«Ecrire, c’est aggraver son cas», a lâché un jour l’écrivain polémiste Christian Laborde. Saez aussi, à chaque album, aggrave son cas. C’est le lot de l’artiste qui ne baisse pas la tête ni les yeux, qui refuse d’édulco-rer son propos pour plaire aux tenants du bon goût. Notre monde est laid, notre époque est violente, notre société part à vau-l’eau et Saez nous le ren-voie en pleine tronche.

Toujours debout, «menacé mais libre», pour reprendre un de ses titres devenus devise.Ce n’est pas forcément agréable, c’est parfois agaçant et souvent excessif, mais d’une sincérité totale et désabusée. Tant pis pour ceux qui se détournent en se pinçant le nez et continueront d’ignorer que ce gars-là a écrit Que tout est noir, S’en aller, Les meurtrières, Les fils d’Artaud, Le bal des lycées, Lesenfants paradis, En bords de Seine, Notre-Dame mélancolie…

Éric Builliard

Source : www.lagruyere.ch