Ca sonne. Un tube pop sans saveur s’extirpe de son smartphone et se repend dans l’obscurité de sa chambre, recouvrant d’insipide son triste mobilier modulaire en bois reconstitué. Victoire ouvre les yeux. Les referme. Elle saisit l’appareil, se brûle les pupilles à la lumière des quelques milliers de pixels rétro-éclairés. Enfin ses rétines s’adaptent, l’agression lumineusement floue se dissipe, Victoire peut distinguer l’heure. La même qu’hier dans cette même situation. La même que tous les jours, ou presque, tant que ces rêves semblent capables de l’anticiper, et de s’interrompre à temps pour éviter d’être couper trop brutalement.
Mais ce matin, si l’heure n’a pas changé, sa perception du temps semble défaillir. Victoire a ce drôle de sentiment. Comme une lucidité nouvelle, comme une conscience soudaine qui s’émancipe, libérée du poids d’une aliénation hypocrite, induite à sa condition de femme moderne, résolument contemporaine, forcément libre, mais diablement active et complexée.
Mais ce matin, Victoire semble avoir rejeté le poids du monde sur d’autres épaules que les siennes, trop coutumières des efforts vains et non reconnus. Ce matin, Victoire s’élève, spirituelle. Ce matin, Victoire à trente ans. Les échanges chimiques inter-synaptiques qui régissent sa condition de femme du 21ème siècle semblent s’apaiser. Ce matin, Victoire veut vivre, vivre sa vie. Trop de jours passés à attendre la mort en s’angoissant de sa proximité potentielle. Trop de jours perdus à craindre l’accident, à se restreindre aux recommandations de bon ton des commissions ministérielles rongées en leur cœur du vers des lobbys industriels et bancaires.
Mais ce matin Victoire n’en a que faire. Victoire méprise cette marche forcée vers sa sépulture, qu’elle aura évidemment pris soin de payer, au préalable de crever. Fini le compte à rebours. Voici la marche en avant, qu’elle entreprend d’un pas nonchalant. Voici le nouveau temps radieux, voici Victoire, femme libre et assumée. Quelques milliers de jours restant avant de réfléchir à son avenir. A l’aube de ses trente ans, Victoire se définit enfin, en tant qu’être, en tant que femme, au sein d’un monde qui s’est appliqué à façonner ses souffrances passées.
Aujourd’hui Victoire ne doit plus rien à personne. Elle a cessé de courir, enfin, de courir après quoi. Elle peut s’envoler, légère et insouciante, pour se poser ou elle veut, affranchie des conventions et des suspicions. Responsable de son être, insoumise à son avoir, elle sait désormais qui elle est, et ou elle va. Contre les vents, sans doute, mais fière et assurée, il lui reste une vie à accomplir, et quelques milliers de jours à vivre.