Avec cet article, petite apparté destinée à ceux qui pointent les "incohérences" de Saez. En espérant que le parallèle entre les "petits journaux" de Baudelaire et les éphémères de Saez vous frappent suffisamment...
Baudelaire était un enfant de la presse. Il avait 15 ans en 1836, quand les premiers quotidiens de grand format et à grand tirage virent le jour, La Presse d'Émile de Girardin et Le Siècle d'Armand Dutacq. Sur quatre pages serrées, avec un roman-feuilleton au rez-de-chaussée de la première, ils déroulaient les nouvelles de Paris, du pays et de l'étranger, la chronique judiciaire, les faits divers, les cours de la Bourse, tandis que des publicités pour une loterie ou une pommade couvraient la dernière page. Ce fut une révolution technique et morale aussi brutale, aussi troublante que, depuis lors, l'avènement de la radio, de la télévision, etc.
Quelques années plus tard, ayant atteint l'âge adulte, Baudelaire songea sérieusement à se suicider. À ses amis qui lui demandaient pourquoi, il donnait comme explication la nouvelle presse quotidienne : "Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable", leur répétait-il. Les gazettes, comme on disait, provoquaient en lui l'envie de fuir vers "un monde où elles n'ont pas encore fait leur apparition". Anywhere out of the world : là où il n'y aurait pas eu de journaux.
Comme si un jeune homme ou une jeune fille d'aujourd'hui parlait de se tuer à cause du monde numérique, Web 2.0, Facebook ou Twitter, l'équivalent contemporain des "journaux à grand format" pour Baudelaire, notre Presse et notre Siècle.
Que leur reprochait-il de si grave, au point de vouloir mourir ? Le journal, c'était le symbole même du monde moderne, c'est-à-dire de la décadence spirituelle. Il signifiait la disparition de la poésie, la substitution de l'utile au beau, de la technique à l'art, le culte de la matière, l'abolition de toute transcendance : "Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle."
Et pourtant, Baudelaire vécut de la presse. Il qualifiait Sainte-Beuve de "poète-journaliste", sous prétexte que celui-ci était passé des Poésies de Joseph Delorme à la chronique des Lundis, mais lui-même l'a été bien davantage, "poète-journaliste", apprenant son métier dans les "petits journaux", ces feuilles littéraires et satiriques d'avant-garde qui disparaissaient aussi vite qu'elles avaient éclos, mais aussi cherchant à placer ses poèmes en vers ou en prose, ses Salons, ses essais, dans les journaux à grand format, et y parvenant parfois.
L'inventeur de la "modernité" a été scandalisé par la presse : elle l'a fasciné et il l'a détestée, mais il n'eut jamais de cesse qu'il y publiât. Il découpait dans le presse et il collectionnait les articles qui illustraient la stupidité de ses contemporains, mais il ne pouvait pas se passer des journaux, des petits et des grands, de les lire, d'y écrire.
Qu'aurait-il pensé de notre internet ? Pas grand bien, sans doute. Il nous dirait, comme il l'écrivait des journaux : "Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin." Et si ce n'était que le matin...
http://m.huffingtonpost.fr/antoine-compagnon/facebook-twitter-baudelaire-et-les-petits-journaux_b_1245100.html