Précisons ?
La force des peintres contre les artifices des marchands
Voir ou avoir ?
Cadavres dans le formol, vidéos de filles nues roulées dans la boue : ces audaces très convenues, portées par la valeur financière que leur confèrent des effets de mode, dominent l’art contemporain. Plus discrètement, des peintres continuent, eux, d’affronter la toile pour produire les déflagrations esthétiques et sensorielles à même de nourrir l’œil, le cerveau et tout le corps du spectateur.
par Gérard Mordillat, mai 2015
Devant telle ou telle œuvre d’une stupéfiante beauté, qui n’a songé ou entendu dire : « Il faut le voir pour le croire » ? Or, aujourd’hui, les tenants de ce que la critique désigne comme « art contemporain » ont renversé la proposition : il faut désormais croire avant de voir. Fondant leur credo sur la réplique du Ressuscité dans l’Evangile selon Jean — « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jean 20-28) —, ils proclament qu’il ne s’agit plus pour le spectateur d’éprouver la puissance émotionnelle d’une œuvre, d’en comprendre l’intelligence, d’exercer son esprit critique face à la toile ; ils réclament, au nom de leur autorité marchande, institutionnelle ou artistique, que, préalablement, chacun abdique tout savoir, toute culture, et croie que « c’est de l’art » parce qu’ils l’affirment. Le « croire » a remplacé le « voir » sous les auspices de la sainte Trinité : l’artiste, le commissaire d’exposition et le critique d’art. Les méchantes langues diraient : le Père, le Fils et le simple d’esprit…
L’autorité du succès financier
prime sur l’autorité du talent
L’art contemporain — ou plus exactement le vide-grenier élevé à la dignité artistique — ressemble au Retable des merveilles que deux charlatans exhibaient dans une nouvelle de Cervantès. Les deux aigrefins allaient de village en village montrer et faire adorer le fameux retable. Chacun était sommé de verser son obole avant d’admirer l’image sacrée, que seuls pouvaient voir les Espagnols de pure souche, ceux qui n’étaient ni juifs, ni convertis, ni bâtards. Bien entendu, il n’y avait rien à voir, mais tout le monde voyait quelque chose de peur d’être désigné de manière infamante. Il suffisait d’une parole trompeuse pour que ce qui n’était pas soit vu ! Dans le cas de l’art contemporain comme dans celui du Retable des merveilles, il n’y a rien à voir, mais, la foi chevillée aux yeux, le catéchisme muséal bien en tête, il faut considérer ce rien comme de l’art et l’applaudir au prix de notre soumission à la règle imposée.
Le problème n’est pas d’établir une quelconque hiérarchie entre les œuvres. Dans l’art contemporain, il y a évidemment quelques créations tout à fait remarquables, de même qu’une grande peinture existe aujourd’hui en France, bien qu’elle soit ignorée par les pouvoirs publics et méprisée par la critique. Le problème est l’hégémonie de cette forme artistique qui envahit tous les territoires du « voir » au nom du moderne (post ou néo), du modernisme, de la modernité, de la mode dans toutes ses déclinaisons. Les fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), toutes les rimes en « ac » des institutions culturelles en sont aujourd’hui gangrenées, et la peinture, comme Jésus dans l’évangile de Matthieu, « n’a pas où reposer sa tête » (Matthieu 8,19). Actuellement, il n’existe ni à Paris ni en France de lieu public où l’on puisse admirer la création picturale contemporaine régulièrement exposée dans les grandes largeurs. Cruel manque. Lors de la dernière exposition d’Ernest Pignon-Ernest, le public se pressait à la galerie Lelong à Paris (1). La foule — il n’y a pas d’autre mot — ne venait pas pour acheter ; elle venait en masse pour voir l’œuvre d’un artiste qu’elle ne pouvait découvrir que dans ce lieu privé !
Pignon-Ernest n’est qu’un exemple entre mille du traitement réservé aujourd’hui aux peintres qui, quotidiennement, affrontent sur la toile les défis du trait, de la couleur, de la lumière et sont ostracisés comme chez Cervantès, qualifiés de « passéistes », « académiques », « réactionnaires », c’est-à-dire « juifs et bâtards » de l’art.
Prenons pour argent comptant — c’est le cas de le dire ! — la provocation qui serait, par nature, l’expression même de l’art contemporain. De toute évidence, elle ne réside pas dans la facture des œuvres exposées. Dans leur immense majorité, celles-ci oscillent entre le touche-pipi enfantin, le Duchamp revisité, le Warhol à la petite semaine et le niais fat de nouveaux Vadius et Trissotin dont la célèbre réplique pourrait servir d’exergue à tant d’installations, monstrations, exhibitions, performances : « Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose / Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose. » Merci, Molière, pour ce merveilleux conditionnel — « il pourrait, s’il voulait » — propre à faire se pâmer toutes les femmes savantes d’hier et d’aujourd’hui.
La forme n’est en rien surprenante : cadavres dans le formol comme au Musée de l’homme, chiens en ballons gonflés comme à la Foire du Trône, totems en Lego, tas de briques volées sur un chantier, câble tendu dans une pièce vide, vidéo de l’éternelle fille nue que l’on roule, au choix, dans la suie, la boue, le sable, le sang, la merde… La manière est industrielle, la main de l’artiste n’est plus que celle d’un contremaître dirigeant ses ouvriers au sifflet.
Non, la provocation de l’art contemporain tient à une chose et une seule : l’argent — le prix auquel ces travaux sont estimés et vendus (2). Ce n’est pas beau parce que c’est beau (quoi qu’on place sous ce terme), c’est beau parce que c’est cher ! L’autorité du succès financier prime sur l’autorité du talent. L’avoir supplante le voir. L’œuvre, en réalité, importe peu ou pas. Seule compte sa valeur marchande, comme dans la vieille blague juive du pantalon à une jambe qu’un gogo veut enfiler avant de découvrir à ses dépens qu’il n’est pas fait pour être porté mais pour être vendu et revendu, comme le sont aujourd’hui les œuvres les plus en vue de l’art contemporain. « Les bourgeois du XIXe achetaient William Bouguereau (3), aujourd’hui ils achètent Jeff Koons », ironise Pignon-Ernest. Le financial art a supplanté les beaux-arts. Parions qu’un jour — si ce n’est déjà fait — une œuvre ne sera constituée que de l’affichage de son prix. Ce ne sera pas le carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch, mais le ticket de caisse agrandi aux dimensions des Noces de Cana, de Véronèse.
Une pensée picturale faite de couleurs,
d’ombres et de lumières
Il faut du talent et du courage pour peindre, il faut de la morgue et de la cupidité pour vendre du rien serti d’ordures ou de diamants. Il faut aussi une imbécillité foncière à un Damien Hirst pour fanfaronner que « n’importe qui peut peindre comme Rembrandt », qu’il suffit de « s’entraîner » (4).
Les toiles de Fra Filippo Lippi, de Nicolas Poussin, de Matthias Grünewald, de Titien, du Caravage, de Pablo Picasso, Georges Rouault, Paul Gauguin, Edward Hopper, Diego Velázquez, Simone Martini et des autres, dont la liste est infinie, s’adressent à nous au présent, réfléchissent (dans tous les sens du terme), « pensent », comme le disait Daniel Arasse, et surtout « pensent picturalement », comme ajoute Patrice Giorda (5). L’histoire de la peinture, de la grotte Chauvet à aujourd’hui, nous en dit plus sur le monde où nous sommes que cent revendications du « contemporain ». Elle nous apprend à voir où d’autres nous leurrent, s’ils ne se leurrent eux-mêmes.
Revient alors la question d’y voir bien ou de n’y voir rien, car cette pensée picturale n’est pas faite de mots mais de couleurs, d’ombres et de lumières, dont nous devons, touche par touche, découvrir la grammaire. Il y a quelque chose de profondément physique dans la vision d’une toile ; l’émotion n’est pas nécessairement intellectuelle, ce peut être un embrasement de tous les méridiens du corps, une secousse qui noue les muscles et excite les nerfs. Il faut y mettre du sien, mettre la main à la pâte, comme Titien qui finissait ses toiles « plus souvent avec ses doigts qu’avec un pinceau (6) ».
En redonnant au « voir » sa force subversive contre le « croire » clérical et marchand, ceux qui peignent aujourd’hui à contre-courant des vanités et des supercheries « contemporaines » rendent à l’acte de peindre sa dignité, son mystère, sa capacité à transformer le monde d’un seul regard.
Gérard Mordillat
Cinéaste, écrivain. Ce texte reprend une partie de Conversations sacrées, ouvrage conçu avec le peintre Patrice Giorda (L’Atelier contemporain, Strasbourg, 2015).
(C'est dans le sujet, c'est un article de journal mais je vous l'ai copié car il n'est pas disponible gratuitement.)